Le Devoir

Les deux enjeux de la loi 21

L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’UQAC. Ses recherches portent sur les imaginaire­s collectifs.

- Gérard Bouchard

Je vois deux enjeux dans le dernier jugement de la Cour d’appel concernant la loi 21 sur la laïcité de l’État. Le premier est d’ordre juridique, le second, d’ordre politique. Cette décision de la Cour a suscité de nombreux commentair­es, surtout élogieux. Je propose en premier lieu une brève revue de ce que nous avons pu lire et entendre sur le sujet, assortie de quelques mises au point.

L’enjeu des droits

Le jugement a été salué par monsieur Legault comme une grande victoire pour le Québec. Ce en quoi j’estime qu’il a parfaiteme­nt raison, la clause dérogatoir­e ayant été préservée, du moins pour le moment.

C’est en effet un outil indispensa­ble pour protéger notre liberté de légiférer conforméme­nt à nos besoins et à nos aspiration­s, à l’abri des intrusions du fédéral. Mais dans la foulée, le premier ministre a aussi parlé d’une victoire totale. Or la Cour d’appel ne s’est pas prononcée sur le contenu proprement juridique de la loi. L’exercice devenait peu utile du moment où la clause dérogatoir­e s’appliquait.

Cela vaut pour les instances québécoise­s et, en principe, pour la Cour suprême. Tant qu’il en sera ainsi, nous ne saurons pas ce que les tribunaux supérieurs pensent des dispositio­ns de cette loi.

Monsieur Legault s’est plu à souligner que la loi faisait consensus auprès des Québécois (« Le Québec est derrière moi »). Or, le tiers d’entre eux s’y opposaient en 2019 et la proportion a légèrement augmenté depuis (d’après le dernier sondage Léger).

Selon le premier ministre, la Cour a clairement affirmé que la règle de la majorité parlementa­ire devait prévaloir sur toute autre autorité en toute matière, y compris, donc, les droits des minorités. Mais est-il sage de confier à une majorité le soin de statuer dans ce champ en toute autonomie ?

Dans cet esprit, monsieur Legault se plaît à dire que la loi 21 est « populaire ». Quand il s’agit de droits, la popularité d’une loi n’est pas un gage d’équité. C’est ce que l’histoire des nations enseigne, et les Québécois, minoritair­es euxmêmes, en savent quelque chose. C’est pourquoi l’arbitrage des tribunaux est nécessaire.

Des ministres ont déclaré que la loi 21 réalisait un équilibre entre les droits collectifs et les droits individuel­s. Va pour les droits collectifs, qui ont été bien servis en effet. Mais les droits individuel­s ?

Alors qu’on ignore combien de personnes sont lésées en vertu de cette loi, comment parler d’équilibre ? Les ministres se référaient peut-être à un équilibre entre la demande populaire et ce qu’ils croyaient pouvoir lui concéder. C’est une autre façon d’affirmer la règle majoritair­e.

Encore une fois, étant nous-mêmes une petite nation minoritair­e qui a souffert du colonialis­me, de la discrimina­tion et de nombreuses atteintes à ses droits, ne devrions-nous pas nous montrer sensibles, généreux sur ce plan ? Car c’est bien une minorité qui est ciblée ici, en l’occurrence des personnes de foi musulmane (et surtout des femmes).

L’enjeu politique

Ce second enjeu naît de ce que monsieur Legault a très adroitemen­t converti un conflit de jurisprude­nces en dispute politique et l’a inscrit dans la vieille tradition de nos luttes nationales. Dès lors, c’est une très large partie des Québécois qui se sentent mobilisés.

Désormais, qui s’avise de protester au nom des personnes lésées et de contester la loi 21 commet une sorte de trahison de la patrie. Cet enjeu politique, qui en est venu à éclipser l’autre enjeu, provient aussi de ce que le présent épisode nous rappelle le profond état de dépendance dans lequel nous nous trouvons face au fédéral.

Une dépendance qui nous contraint, nous diminue et nous humilie : la majorité de nos initiative­s parlementa­ires requièrent son approbatio­n, il empiète sur la plupart des champs de législatio­n qui nous sont en principe réservés, il essaie de nous imposer ses priorités, sa philosophi­e. Nous avons certes progressé depuis un siècle, mais sommesnous bien conscients du travail qu’il reste à accomplir ?

Prenons comme exemple le comporteme­nt du premier ministre Trudeau dans cette affaire. Maintenant que le plus haut tribunal québécois a fait son travail, il nous rappelle qu’il faut encore l’absolution d’Ottawa. Il nous menace même : il va peut-être soumettre la cause à la Cour suprême, qui ne manquera pas de ramener les choses à l’ordre.

C’est manquer de prudence. Si tout se passe normalemen­t, les juges canadiens devront eux aussi s’incliner devant la clause dérogatoir­e. Qu’arriverait-il s’ils s’avisaient d’y attacher quelque restrictio­n autorisant à rejeter l’initiative québécoise (et peut-être d’autres à venir) ? Quelle serait la réaction des Québécois ? Et si en plus la Chambre des communes enchaînait avec un projet d’amendement à la Constituti­on ?

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