Pouvoir écrire les agressions
Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial et est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire. Elle a codirigé et coécrit l’essai Traitements-chocs et tartelettes. Bilan critique de la gestion de la CO
Dans plusieurs années, lorsqu’on regardera le champ littéraire contemporain avec une certaine distance, on parlera de la littérature féministe du #MeToo comme d’un grand récit, qui témoigne de l’effondrement d’un ancien monde.
En ce lendemain du 8 mars, j’ai voulu mettre en lumière les bouleversants livres de Pier Courville, de Léa Clermont-Dion et de Neige Sinno. Trois écrivaines qui ajoutent chacune leur pierre à cet édifice avec leur parole qui, « à défaut d’effacer », comme l’énonce Sinno, « est une prise de pouvoir sur son propre récit ».
Elles, c’est nous toutes
Dans Elles (Hamac, 2024), Pier Courville déploie un inconfortable éventail de situations vécues par des femmes. « Elles », c’est par moments l’autrice, mais c’est toujours nous toutes, qui claquons nos « talons marteaux-piqueurs sur les trottoirs de la ville dès la noirceur tombée ».
L’accumulation devient vite suffocante, éveillant dans notre chair maints souvenirs traumatiques et agressions dont on banalise la portée. Sein frôlé, fesse empoignée par un inconnu, attouchements incestueux, viol (était-ce bien un viol ?), mais aussi injonctions et jugements déplacés, Elles met de l’avant tout ce que certains hommes se permettent à l’endroit des femmes, de leur corps. Et ce, alors qu’elles n’ont rien demandé. Et ce, qu’elles soient mères, grands-mères ou étudiantes ; qu’elles soient en train de jouer au ballon-poire, d’accoucher ou de danser.
« Son visage, ses parties intimes, sa shape, son poids, ses dents, […] son cul, sa nuque, ses jambes à son cou » : la table des matières se lit comme un poème, à la troisième personne, marquant le sentiment de dépossession qui nous habite. Pourtant, on referme le livre, aussi ponctué d’humour, de tendresse et d’hommes bons, en ne se sentant pas seules.
Le courage de porter plainte
« Sans crier gare, le patron glisse furtivement sa main entre mes cuisses, près des parties intimes, du vagin. Il la retire aussi vite. Je me fige. Lui ne manifeste pas d’émotion. »
Cette agression sexuelle relatée par Léa Clermont-Dion dans Porter plainte (Cheval d’août, 2023) aurait pu figurer parmi les textes d’Elles. Elle a alors 17 ans, est stagiaire à l’Institut du Nouveau Monde. Elle portera plainte dix ans plus tard, dans la foulée de l’affaire Weinstein. Entre-temps, elle sera traversée par les doutes, amplifiés par l’intervention d’une femme qu’elle admirait, Lise Payette, qui lui fera signer une lettre niant les événements.
Tout en remettant en perspective l’histoire, la société et la notion de privilège, Porter plainte se fait le journal d’une trajectoire immensément courageuse, très incarnée, qui nous entraîne au coeur du système de justice, où il faut toujours déjà être une « parfaite victime », qui maîtrise impeccablement le logos.
Nous sommes avec Léa dans le taxi le soir de l’agression, en salle d’audience, dans sa voiture en route vers le procès, dans sa chambre d’hôtel le matin de son témoignage. Nous sommes avec elle quand elle porte plainte, avec elle dans sa tête lorsque ses pensées sur ce qu’on attend d’elle (ou pas) défilent à toute vitesse : « alors on me dit qu’il faut porter plainte que porter plainte est périlleux qu’on va me poursuivre […] on me dit qu’il ne m’a pas violée que je l’ai sûrement cherché […] on me dit de ne pas être en colère de rester calme qu’il ne faut pas pleurer mais pleurer un peu paraît bien […] on me dit de taire mon féminisme […] on me dit de ne pas écrire ».
Léa écrit néanmoins, pour reprendre la parole qu’on lui a soustraite, à elle comme à tant de femmes. Importante « charge composée au je », au final lumineuse, Porter plainte « relève d’un nous » qui ne devrait plus avoir à se justifier d’écrire.
La puissance du tigre
C’est déjà chamboulée que j’amorce Triste tigre (POL, 2023) de Neige Sinno. Je succombe au format audio, lu par la lauréate du Femina 2023 d’une voix douce et lente, posée et puissante.
Violée par son beau-père de l’âge de 7 ans à 14 ans, Neige Sinno déploie une pensée fine et complexe, qui non seulement présente sa perspective, mais qui tente aussi de comprendre ce qui se passe dans la tête de l’agresseur, en plus de s’interroger sur la littérature, la langue, la mise en récit de son histoire.
« L’autofiction est un couteau pour disséquer le monde », écrit-elle, réfléchissant constamment à sa parole « capable de faire advenir des choses ». Ainsi, « faire voir l’horreur » de l’agression est pour elle un choix : « tant qu’on ne voit pas le pénis de l’homme de 40 ans dans la bouche de la fillette, ses yeux humides de larmes sous la sensation imminente de l’étranglement, c’est encore possible de dire qu’il s’agit d’un mot ». Souvent, les larmes nous montent aux yeux — d’horreur, mais surtout d’empathie. Si celle-ci était plus présente, cela empêcherait-il les agresseurs potentiels de basculer ?
Nous sommes en littérature, comme chez Courville et Clermont-Dion. « Le témoignage est un outil bien affûté qui arrive jusqu’à l’os, et quand on touche l’os, l’art n’est jamais loin » ; l’écriture, c’est « ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on avait fait de nous ».
Les agresseurs agressent « parce qu’ils le peuvent », alors « j’écris parce que je le peux », martèle Sinno, qui aimerait « pouvoir [se] réfugier dans un pluriel, quel qu’il soit ». Un de ces pluriels réside sans doute dans ce choeur de femmes-écrivaines qui, par leur parole « qui unit et protège », reprennent le pouvoir qu’on leur a momentanément retiré.