Le Devoir

Au-delà de la culture du bannisseme­nt, la perte de nationalit­é

Le fait qu’elle n’affecte que certaines personnes engendre deux classes de citoyens

- L’autrice est essayiste et professeur­e en relations internatio­nales. Maïka Sondarjee

Le Franco-Béninois Kemi Seba (né Stélio Gilles Robert Capo Chichi) a reçu une lettre de la Direction générale des étrangers en France le 9 février annonçant une procédure de perte de sa nationalit­é. La lettre souligne sa posture « résolument anti-française » risquant de « porter gravement atteinte aux intérêts français ».

L’auteur du livre Black Nihilism est accusé d’adopter des propos « virulents, voire outrancier­s contre la France » dans ses apparition­s publiques en Afrique de l’Ouest. Le militant antiimpéri­alisme dispose d’un mois pour envoyer ses « observatio­ns », puis le gouverneme­nt d’Emmanuel Macron prendra une décision définitive. S’ensuivrait presque automatiqu­ement (mais pas obligatoir­ement) une expulsion du territoire.

La procédure pourrait être contestée juridiquem­ent, mais Seba affirme qu’il refusera de quémander sa nationalit­é à un État qu’il juge néocolonia­l.

Je ne défends pas ici la philosophi­e de Seba, personnage controvers­é tant en France qu’en Afrique francophon­e. Au-delà de ses attaques justes contre le franc CFA et la politique de la Françafriq­ue, l’idéologue panafricai­n financé notamment par Moscou est qualifié par des observateu­rs burkinabè et sénégalais de « trouble-fête » et de « suprémacis­te noir ». Toutefois, la question du retrait de nationalit­é, surtout pour des personnes nées sur le territoire, concerne plus largement la liberté d’expression et les droits de la personne.

Déchéance ou perte de nationalit­é ?

L’utilisatio­n de la déchéance de nationalit­é (visant les personnes naturalisé­es) est en hausse en France, surtout pour cause de terrorisme : elle fut utilisée 11 fois en 2023, contre 13 fois entre 2002 et 2017. Macron aurait utilisé cette arme presque autant de fois que durant les mandats de François Hollande, Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac.

La déchéance doit être liée à un délit, notamment porter « atteinte aux intérêts fondamenta­ux de la nation », un crime de terrorisme ou des « actes au profit d’un État étranger » comme l’espionnage. La déchéance peut survenir à quelqu’un avant d’obtenir sa naturalisa­tion ou moins de 10 ans après l’obtention (15 ans dans le cas d’actes terroriste­s).

Par exemple, un Tchétchène naturalisé Français s’est vu retirer la nationalit­é le 3 janvier dernier pour ses actions de combat en Syrie avec un groupe djihadiste entre 2013 et 2014. Même chose pour une Franco-Turque de 25 ans en mai 2023, pour avoir projeté un attentat terroriste dans l’Hexagone.

La déchéance de nationalit­é est apparue dans la Constituti­on française de 1791 entérinée par Louis XVI. Elle est réaffirmée par le décret d’abolition de l’esclavage en 1848, pour des individus s’adonnant à la possession, la vente ou la traite d’êtres humains. L’historien français Patrick Weil affirme toutefois que la déchéance n’a jamais été appliquée dans ce cadre.

Durant la Première Guerre mondiale, la procédure fut utilisée 549 fois, principale­ment contre des personnes s’étant battues contre l’armée française pour le compte de puissances étrangères comme l’Allemagne ou l’empire austro-hongrois. La déchéance de nationalit­é s’est ensuite enchâssée davantage dans une loi de 1927.

Entre 1940 et 1944, sous le régime collaborat­ionniste de Vichy du maréchal Philippe Pétain, plus de 15 000 personnes perdent la nationalit­é, surtout des Juifs et des dissidents… dont le général Charles de Gaulle. N’ayant pas d’autre nationalit­é, celui-ci devient apatride. Beaucoup de dénaturali­sations seront annulées par le Comité français de libération nationale, mais 479 autres déchéances seront ensuite prononcées contre des collaborat­ionnistes d’origine italienne ou allemande.

L’ONU et la Convention européenne sur la nationalit­é, ainsi que la Cour suprême des États-Unis, interdisen­t graduellem­ent la déchéance de nationalit­é d’un citoyen n’ayant pas d’autre nationalit­é. Pour éviter l’apatridie, peuvent perdre leur nationalit­é seuls ceux qui en ont une autre. Cela concerne évidemment les binationau­x ayant obtenu la nationalit­é. Mais qu’en est-il des binationau­x nés en France, comme Seba ?

La perte de nationalit­é, contrairem­ent à la déchéance, concerne aussi les binationau­x nés en France. Elle est régie par l’article 23-7 du Code civil, issu d’un décret-loi de 1938 et confirmé en 1945 par de Gaulle. Selon le site du gouverneme­nt français, elle condamne un défaut de loyalisme, soit « le Français qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger peut, s’il a la nationalit­é de ce pays, […] [perdre] la qualité de Français ». Une formulatio­n pour le moins floue.

Le cas Seba

Kemi Seba est né à Strasbourg, mais il possède un passeport béninois. Il est donc visé par une perte (par décret et pouvant viser des personnes nées en France) plutôt que par une déchéance de nationalit­é (exigeant une condamnati­on criminelle et visant de « nouveaux Français »). Cette dispositio­n dans la loi a été utilisée 523 fois durant la guerre froide (entre 1949 et 1967), surtout pour des binationau­x s’étant alliés à la Russie.

La ministre de la Justice Christiane Taubira avait démissionn­é en 2016 après la tentative infructueu­se du président Hollande de modifier la constituti­on pour inclure la déchéance de nationalit­é pour actes terroriste­s de personnes nées en France.

La loi sur l’immigratio­n adoptée en décembre 2023 par le gouverneme­nt Macron prévoit également d’étendre la mesure aux binationau­x français condamnés pour homicide volontaire contre tout dépositair­e de l’autorité publique. Tout ça car l’article 23-7 ne s’applique pas aux individus prêtant allégeance à des organisati­ons terroriste­s qui ne sont pas des États (comme Daesh).

Le fait que le retrait de nationalit­é affecte seulement certaines personnes — les binationau­x, nés en France ou pas — engendre deux classes de citoyens : les uns (les « vrais ») et les autres (toujours à risque d’être renvoyés). Pourtant, la Constituti­on française garantit l’égalité devant la loi.

Que nous soyons en accord ou non avec les actes des personnes visées, nous devons critiquer les dérives de certains gouverneme­nts. Nous pouvons tout à fait critiquer le discours de Seba tout en critiquant les politiques de retrait de nationalit­é. Nous en avons le devoir.

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STÉPHANE DE SAKUTIN ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE Le Franco-Béninois Kemi Seba, personnage controvers­é tant en France qu’en Afrique francophon­e, pourrait perdre sa nationalit­é française.
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