La percussion, de la texture à la danse
Les Percussions de Strasbourg, de passage à Montréal, ont créé un format musical, le sextuor de percussions
Cette fin de semaine, dans le cadre de La Semaine du Neuf, organisée par Le Vivier, Les Percussions de Strasbourg présenteront à trois reprises Ghostland, de Pierre Jodlowski. Le Devoir s’est entretenu avec le directeur artistique Minh-Tâm Nguyen sur l’histoire de ce groupe mythique qui, à lui seul, a généré une discipline à part entière au sein de la musique contemporaine.
Jean Batigne. Le nom du fondateur des Percussions de Strasbourg est mythique, comme l’est ici celui de Louis Charbonneau, légendaire timbalier de l’OSM. Planétairement, les noms de deux géants brillent au firmament : Vic Firth, le timbalier de l’Orchestre symphonique de Boston de 1956 à 2002, et Peter Sondermann, celui de la Staatskapelle de Dresde de 1945 à 1985.
Les Percussions de Strasbourg sont nées d’une rencontre. « Il y avait deux orchestres à Strasbourg : celui de la Radio et l’Orchestre philharmonique, chacun avec trois percussionnistes, raconte Minh-Tâm Nguyen. Quand [Pierre] Boulez est venu en 1959 diriger Le visage nuptial, il avait besoin de six percussionnistes et a regroupé ceux des deux orchestres. Ils se sont dit : “Pourquoi ne pas continuer ?” et ont formé un ensemble, le Groupe instrumental à percussions, devenu ensuite Les Percussions de Strasbourg. » Les trois fondateurs les plus connus, Jean Batigne, Jean-Paul Finkbeiner et Georges Van Gucht, étaient aussi les percussionnistes du Philharmonique.
Catalyseur
La chose exceptionnelle est que, très vite, la formation a inspiré aux compositeurs l’écriture d’un nouveau répertoire. Et pas n’importe lesquels : Iannis Xenakis avec Pléïades et Persephassa, Karlheinz Stockhausen avec Musik im Bauch et Miloslav Kabeláč avec Huit inventions. « Boulez disait : “Le répertoire était nécessaire pour le groupe, mais le groupe a rendu le répertoire nécessaire” », rappelle MinhTâm Nguyen. La rencontre des six musiciens a aussi imposé un concept : « Cette formation de six est restée ainsi, pas plus, pas moins. Cela a créé un format, le sextuor de percussions, au même titre que le quatuor à cordes. »
Ainsi, pendant 50 ans, l’ensemble n’a passé que des commandes à six. Ce sont 400 oeuvres qui ont été composées pour Les Percussions de Strasbourg. « Le format s’est tellement imposé qu’avec l’accord d’Edgar Varèse, après l’intervention de Boulez, Les Percussions de Strasbourg ont réécrit et joué Ionisation à six, alors que l’oeuvre, créée en 1933, se joue à treize. À l’inverse, pour Maurice Ohana, les Études chorégraphiques (1955), pour quatre instrumentistes, ont été réécrites par le compositeur en 1963 pour six. Les Percussions de Strasbourg ont fait établir un standard mondial. »
Aux yeux de Minh-Tâm Nguyen, ce qui distingue historiquement le groupe est son travail sur la matière. « L’ensemble Les Percussions de Strasbourg est reconnu pour un son, un type de musique qui est du ressort de la texture plus que du rythme. Il n’est pas si bon pour le rythme, contrairement à des ensembles américains comme Third Coast Percussion ou So Percussions. » Or la percussion, aujourd’hui, tourne beaucoup autour du rythme, constate le directeur artistique.
Il y a donc eu des explorations exaltantes, un travail de pionniers, mais aussi des limites. « On a toujours parlé d’un son des Percussions de Strasbourg à l’époque, qui était très représentatif du groupe. Mais il y avait des choses que le groupe ne savait pas bien faire. Par exemple, la musique répétitive ou d’autres formes contemporaines qu’aujourd’hui, avec les nouveaux musiciens, nous pouvons aborder de manière qualitative. »
Géométrie variable
Car on est loin, aujourd’hui, du modèle des percussionnistes d’orchestres se montant un ensemble. « Avoir des membres du Philharmonique de Strasbourg au sein des Percussions de Strasbourg ne serait plus envisageable. Cela va avec le développement de la percussion. Jadis, les percussionnistes faisaient de l’orchestre et pouvaient développer des envies de solo ou d’ensemble. Aujourd’hui, les deux formes coexistent et, surtout, le niveau a beaucoup augmenté. Quelqu’un qui veut vraiment faire de l’ensemble ou du solo doit consacrer beaucoup plus de temps à cette pratique. Notre dernière création, c’était cinq semaines de travail, dont trois sur la dernière ligne droite. Un musicien d’orchestre ne peut pas débloquer ça », explique le directeur artistique.
La configuration des Percussions de Strasbourg a changé désormais. « Beaucoup d’ensembles jouent le répertoire des Percussions de Strasbourg, mais aussi d’autres répertoires. Les Percussions de Strasbourg sont restées à six, ont traversé quatre générations avec des crises et des problèmes de diffusion. Le ministère a suggéré qu’on change, et c’est ce que nous avons fait avec mon arrivée il y a à peu près 10 ans, en créant des formules pour duos, trios, quatuors, et jusqu’à dix. Aujourd’hui, nous alimentons les 400 oeuvres par des créations, mais je ne peux pas arriver à jouer tout le répertoire de manière qualitative avec six musiciens. J’ai besoin que les musiciens soient frais, j’ai besoin d’influences qui viennent d’ailleurs. Je dispose d’un vivier de 18 musiciens de nationalités très diverses : un Sud-Américain, deux Coréens, un Taïwanais, etc. »
Au fil du temps, en restant collé à la « marque de fabrique » qui avait fait le succès initial du groupe, les deuxième et troisième générations de musiciens, tous plus ou moins élèves des pionniers et rétifs à casser le moule, ont manqué les mutations du temps. La primauté du rythme, certes, mais aussi la symbiose avec l’électronique : « Quand je suis arrivé en 2012, les outils technologiques les plus sophistiqués que nous avions étaient un expandeur d’une technologie des années 1980 ou 1990 et un clavier midi de trois octaves. Le groupe travaillait très peu avec la musique électronique, avec l’IRCAM [Institut de recherche et coordination acoustique/ musique]. À l’arrivée de l’informatique, il n’a pas du tout pris le cap. »
Nouveau public
« Ce que j’ai voulu apporter, c’est le travail scénique, le corps, la posture, la présence sur scène, en lien avec tous les autres arts, dit Minh-Tâm Nguyen. Ayant fait de la danse, je cultive des projets qui impliquent le corps et la danse. Dans Ghostland, l’implication corporelle est très importante. En fait, vous avez tout : l’électronique, la vidéo, la performance, la danse. Cela correspond à une écriture d’il y a quelques années. La pluridisciplinarité, on en parle depuis assez longtemps, donc là, on l’intègre, mais pour moi, on est déjà en retard. Il faut passer un cap. Quelqu’un qui fait de la musique, qui sait un peu danser et faire du théâtre, aujourd’hui, ça commence dès la formation. On se retrouve avec des artistes très complets et on est très vite dépassés dans le pluridisciplinaire ! »
Minh-Tâm Nguyen, qui cite Pléiades et Persephassa de Iannis Xenakis, Hiérophonie V de Yoshihisa Taïra, Le noir de l’étoile de Gérard Grisey, Erewhon et Burning Bright de Hugues Dufourt dans sa sélection de chefsd’oeuvre du genre, va utiliser son ouverture d’esprit pour son plus grand défi. « Quand Xenakis ou Boulez disaient que le public, ils s’en fichaient, c’était une autre époque. Aujourd’hui, on ne peut pas faire ça, alors que beaucoup d’argent nourrit ces projets. On nous demande de renouveler notre public. Comment ? Une de mes réponses est de créer plusieurs programmes. J’ai la chance d’avoir un groupe qui s’appelle Les Percussions de Strasbourg et pas La Musique contemporaine de Strasbourg. Cela permet, par exemple, de faire de la techno avec de la percussion. Faire de la techno me permet de toucher d’autres publics qui comprendront qu’on fait de la techno avec une influence classique très contemporaine. Faire de l’art contemporain, c’est faire de l’art d’aujourd’hui. »
En cela, Minh-Tâm Nguyen veut réunir l’« actuel » populaire et le « contemporain » dit savant. « C’est le même mot. C’est ma manière d’être contemporain. Cette ouverture passe par la compréhension du public. Je m’appuie sur l’équipe, actuelle et jeune. Tous les musiciens ont une formation et une culture classiques. Mais ils écoutent aussi du rock, du rap, du jazz. Je veux créer quelque chose avec ça. J’aimerais ne créer que des compositeurs du gabarit de Xenakis. Mais si c’est pour ne pas me faire entendre et couler tout un répertoire parce que plus personne ne va vouloir l’écouter, cela ne sert à rien. Donc, je crée des oeuvres multidisciplinaires, je travaille avec des artistes jazz hiphop, tout en pensant que le bagage que nous portons est de qualité. Et je retiens le mot “percussions”. »
Ghostland
Création de Pierre Jodlowski. Les Percussions de Strasbourg. À l’Édifice Wilder, 1435 rue de Bleury, samedi à 16 h et à 20 h 30, et dimanche à 10 h.