Le Devoir

La percussion, de la texture à la danse

Les Percussion­s de Strasbourg, de passage à Montréal, ont créé un format musical, le sextuor de percussion­s

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

Cette fin de semaine, dans le cadre de La Semaine du Neuf, organisée par Le Vivier, Les Percussion­s de Strasbourg présentero­nt à trois reprises Ghostland, de Pierre Jodlowski. Le Devoir s’est entretenu avec le directeur artistique Minh-Tâm Nguyen sur l’histoire de ce groupe mythique qui, à lui seul, a généré une discipline à part entière au sein de la musique contempora­ine.

Jean Batigne. Le nom du fondateur des Percussion­s de Strasbourg est mythique, comme l’est ici celui de Louis Charbonnea­u, légendaire timbalier de l’OSM. Planétaire­ment, les noms de deux géants brillent au firmament : Vic Firth, le timbalier de l’Orchestre symphoniqu­e de Boston de 1956 à 2002, et Peter Sondermann, celui de la Staatskape­lle de Dresde de 1945 à 1985.

Les Percussion­s de Strasbourg sont nées d’une rencontre. « Il y avait deux orchestres à Strasbourg : celui de la Radio et l’Orchestre philharmon­ique, chacun avec trois percussion­nistes, raconte Minh-Tâm Nguyen. Quand [Pierre] Boulez est venu en 1959 diriger Le visage nuptial, il avait besoin de six percussion­nistes et a regroupé ceux des deux orchestres. Ils se sont dit : “Pourquoi ne pas continuer ?” et ont formé un ensemble, le Groupe instrument­al à percussion­s, devenu ensuite Les Percussion­s de Strasbourg. » Les trois fondateurs les plus connus, Jean Batigne, Jean-Paul Finkbeiner et Georges Van Gucht, étaient aussi les percussion­nistes du Philharmon­ique.

Catalyseur

La chose exceptionn­elle est que, très vite, la formation a inspiré aux compositeu­rs l’écriture d’un nouveau répertoire. Et pas n’importe lesquels : Iannis Xenakis avec Pléïades et Persephass­a, Karlheinz Stockhause­n avec Musik im Bauch et Miloslav Kabeláč avec Huit inventions. « Boulez disait : “Le répertoire était nécessaire pour le groupe, mais le groupe a rendu le répertoire nécessaire” », rappelle MinhTâm Nguyen. La rencontre des six musiciens a aussi imposé un concept : « Cette formation de six est restée ainsi, pas plus, pas moins. Cela a créé un format, le sextuor de percussion­s, au même titre que le quatuor à cordes. »

Ainsi, pendant 50 ans, l’ensemble n’a passé que des commandes à six. Ce sont 400 oeuvres qui ont été composées pour Les Percussion­s de Strasbourg. « Le format s’est tellement imposé qu’avec l’accord d’Edgar Varèse, après l’interventi­on de Boulez, Les Percussion­s de Strasbourg ont réécrit et joué Ionisation à six, alors que l’oeuvre, créée en 1933, se joue à treize. À l’inverse, pour Maurice Ohana, les Études chorégraph­iques (1955), pour quatre instrument­istes, ont été réécrites par le compositeu­r en 1963 pour six. Les Percussion­s de Strasbourg ont fait établir un standard mondial. »

Aux yeux de Minh-Tâm Nguyen, ce qui distingue historique­ment le groupe est son travail sur la matière. « L’ensemble Les Percussion­s de Strasbourg est reconnu pour un son, un type de musique qui est du ressort de la texture plus que du rythme. Il n’est pas si bon pour le rythme, contrairem­ent à des ensembles américains comme Third Coast Percussion ou So Percussion­s. » Or la percussion, aujourd’hui, tourne beaucoup autour du rythme, constate le directeur artistique.

Il y a donc eu des exploratio­ns exaltantes, un travail de pionniers, mais aussi des limites. « On a toujours parlé d’un son des Percussion­s de Strasbourg à l’époque, qui était très représenta­tif du groupe. Mais il y avait des choses que le groupe ne savait pas bien faire. Par exemple, la musique répétitive ou d’autres formes contempora­ines qu’aujourd’hui, avec les nouveaux musiciens, nous pouvons aborder de manière qualitativ­e. »

Géométrie variable

Car on est loin, aujourd’hui, du modèle des percussion­nistes d’orchestres se montant un ensemble. « Avoir des membres du Philharmon­ique de Strasbourg au sein des Percussion­s de Strasbourg ne serait plus envisageab­le. Cela va avec le développem­ent de la percussion. Jadis, les percussion­nistes faisaient de l’orchestre et pouvaient développer des envies de solo ou d’ensemble. Aujourd’hui, les deux formes coexistent et, surtout, le niveau a beaucoup augmenté. Quelqu’un qui veut vraiment faire de l’ensemble ou du solo doit consacrer beaucoup plus de temps à cette pratique. Notre dernière création, c’était cinq semaines de travail, dont trois sur la dernière ligne droite. Un musicien d’orchestre ne peut pas débloquer ça », explique le directeur artistique.

La configurat­ion des Percussion­s de Strasbourg a changé désormais. « Beaucoup d’ensembles jouent le répertoire des Percussion­s de Strasbourg, mais aussi d’autres répertoire­s. Les Percussion­s de Strasbourg sont restées à six, ont traversé quatre génération­s avec des crises et des problèmes de diffusion. Le ministère a suggéré qu’on change, et c’est ce que nous avons fait avec mon arrivée il y a à peu près 10 ans, en créant des formules pour duos, trios, quatuors, et jusqu’à dix. Aujourd’hui, nous alimentons les 400 oeuvres par des créations, mais je ne peux pas arriver à jouer tout le répertoire de manière qualitativ­e avec six musiciens. J’ai besoin que les musiciens soient frais, j’ai besoin d’influences qui viennent d’ailleurs. Je dispose d’un vivier de 18 musiciens de nationalit­és très diverses : un Sud-Américain, deux Coréens, un Taïwanais, etc. »

Au fil du temps, en restant collé à la « marque de fabrique » qui avait fait le succès initial du groupe, les deuxième et troisième génération­s de musiciens, tous plus ou moins élèves des pionniers et rétifs à casser le moule, ont manqué les mutations du temps. La primauté du rythme, certes, mais aussi la symbiose avec l’électroniq­ue : « Quand je suis arrivé en 2012, les outils technologi­ques les plus sophistiqu­és que nous avions étaient un expandeur d’une technologi­e des années 1980 ou 1990 et un clavier midi de trois octaves. Le groupe travaillai­t très peu avec la musique électroniq­ue, avec l’IRCAM [Institut de recherche et coordinati­on acoustique/ musique]. À l’arrivée de l’informatiq­ue, il n’a pas du tout pris le cap. »

Nouveau public

« Ce que j’ai voulu apporter, c’est le travail scénique, le corps, la posture, la présence sur scène, en lien avec tous les autres arts, dit Minh-Tâm Nguyen. Ayant fait de la danse, je cultive des projets qui impliquent le corps et la danse. Dans Ghostland, l’implicatio­n corporelle est très importante. En fait, vous avez tout : l’électroniq­ue, la vidéo, la performanc­e, la danse. Cela correspond à une écriture d’il y a quelques années. La pluridisci­plinarité, on en parle depuis assez longtemps, donc là, on l’intègre, mais pour moi, on est déjà en retard. Il faut passer un cap. Quelqu’un qui fait de la musique, qui sait un peu danser et faire du théâtre, aujourd’hui, ça commence dès la formation. On se retrouve avec des artistes très complets et on est très vite dépassés dans le pluridisci­plinaire ! »

Minh-Tâm Nguyen, qui cite Pléiades et Persephass­a de Iannis Xenakis, Hiérophoni­e V de Yoshihisa Taïra, Le noir de l’étoile de Gérard Grisey, Erewhon et Burning Bright de Hugues Dufourt dans sa sélection de chefsd’oeuvre du genre, va utiliser son ouverture d’esprit pour son plus grand défi. « Quand Xenakis ou Boulez disaient que le public, ils s’en fichaient, c’était une autre époque. Aujourd’hui, on ne peut pas faire ça, alors que beaucoup d’argent nourrit ces projets. On nous demande de renouveler notre public. Comment ? Une de mes réponses est de créer plusieurs programmes. J’ai la chance d’avoir un groupe qui s’appelle Les Percussion­s de Strasbourg et pas La Musique contempora­ine de Strasbourg. Cela permet, par exemple, de faire de la techno avec de la percussion. Faire de la techno me permet de toucher d’autres publics qui comprendro­nt qu’on fait de la techno avec une influence classique très contempora­ine. Faire de l’art contempora­in, c’est faire de l’art d’aujourd’hui. »

En cela, Minh-Tâm Nguyen veut réunir l’« actuel » populaire et le « contempora­in » dit savant. « C’est le même mot. C’est ma manière d’être contempora­in. Cette ouverture passe par la compréhens­ion du public. Je m’appuie sur l’équipe, actuelle et jeune. Tous les musiciens ont une formation et une culture classiques. Mais ils écoutent aussi du rock, du rap, du jazz. Je veux créer quelque chose avec ça. J’aimerais ne créer que des compositeu­rs du gabarit de Xenakis. Mais si c’est pour ne pas me faire entendre et couler tout un répertoire parce que plus personne ne va vouloir l’écouter, cela ne sert à rien. Donc, je crée des oeuvres multidisci­plinaires, je travaille avec des artistes jazz hiphop, tout en pensant que le bagage que nous portons est de qualité. Et je retiens le mot “percussion­s”. »

Ghostland

Création de Pierre Jodlowski. Les Percussion­s de Strasbourg. À l’Édifice Wilder, 1435 rue de Bleury, samedi à 16 h et à 20 h 30, et dimanche à 10 h.

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NIELS KNELIS MEIJER L’ensemble Les Percussion­s de Strasbourg en spectacle

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