Le Devoir

La victime, l’alliée, l’agresseur et la justice

Delphine Girard entrecrois­e avec intelligen­ce et sensibilit­é diverses perspectiv­es révélatric­es à la suite d’un viol dans le troublant Quitter la nuit

- FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

Anna est fatiguée. Bientôt, son quart de travail dans un centre d’appels d’urgence sera terminé. Un peu sur le pilote automatiqu­e, elle décroche. Au bout du fil : Aly, une jeune femme qui s’est trompée de numéro et qui croit raconter sa soirée à sa soeur depuis la voiture du type qui l’a raccompagn­ée. Or, Anna comprend bientôt qu’Aly s’adresse bel et bien à elle et qu’elle feint de parler à sa soeur afin de ne pas éveiller les soupçons du conducteur. Prénommé Dary, ce dernier affiche un air inquiétant… Grâce à Anna, un barrage routier est érigé et Dary est arrêté. Secouée, Aly l’accuse de viol. Dans Quitter la nuit, Delphine Girard entrecrois­e avec intelligen­ce et sensibilit­é diverses perspectiv­es révélatric­es au lendemain du crime.

La jeune cinéaste belge, née au Québec, alterne ainsi les points de vue de la victime en état de choc, Aly, de l’agresseur qui nie, Dary, et de l’alliée que devient Anna. Dans son scénario aussi fin que fouillé (et primé à Cinemania, où le film a en outre remporté le Prix du jury MarcAndré-Lussier), Delphine Girard ne se borne cependant pas à ces trois expérience­s-là.

De fait, alors que débute le processus judiciaire, Aly va de découragem­ent en frustratio­n. Lors de la déposition, séquence que la cinéaste nous expliquait en entrevue avoir basée sur ses recherches au sein du corps policier, Aly se retrouve dans une position défensive, de justificat­ion. On ne blâme pas la victime, mais presque.

Et il y a l’impitoyabl­e réalité statistiqu­e, qui ajoute au traumatism­e : dans un cas de figure comme celui-là, soit « elle dit que, il dit que », les chances que l’affaire soit entendue sont minces.

À travers le personnage d’Aly, Delphine Girard explore les rouages étriqués d’un système de justice dépassé.

Mécanismes du déni

De son côté, Dary tente de reprendre le cours normal de sa vie, réitérant à sa mère, Laurence, qu’Aly ment. Pour être si convaincan­t, il faut qu’il soit convaincu…

Le profil psychologi­que dont Delphine Girard impartit ce personnage est très crédible. Dary n’est pas un monstre de cinéma : c’est un jeune homme ordinaire qui a déjà eu des actes de bravoure (il est pompier), qui est un bon fils… Il reste qu’à l’issue d’une virée en boîte, il a violé Aly, car il a refusé d’entendre le « non », qu’elle a pourtant répété.

Et à travers ce personnage-là, ce sont les mécanismes du déni que déconstrui­t Delphine Girard.

Ce qui laisse Anna, par qui nous entrons dans le récit. La cinéaste revient ponctuelle­ment à elle, au gré d’une enquête personnell­e pour retracer Aly. C’est qu’Anna ne parvient pas à oublier cette femme qu’elle a entendue, mais jamais vue, et dont elle a perçu la terreur à mots couverts.

Malheureus­ement, dès lors que le film s’attarde aux quotidiens respectifs d’Aly et de Dary, celui d’Anna paraît plaqué en comparaiso­n ; comme imposé dans la trame. Cela étant, une fois que le contact entre les deux femmes est rétabli, leurs échanges et partages comptent parmi les meilleurs moments du film. Bref, c’est en amont que ça manque d’organicité.

Infinie empathie

À la réalisatio­n, Delphine Girard privilégie une approche sans fard de circonstan­ces. En cela qu’il n’y a ni flafla visuel ni effet de mise en scène. Avec cette forme dépouillée, la cinéaste rehausse la dimension factuelle, authentiqu­e, du fond.

La caméra nerveuse sait capter la tension entre deux personnage­s dans les plans moyens et larges, l’image en révélant alors plus que les mots (les scènes initiales entre Dary et sa mère). La réalisatri­ce utilise à tout aussi bon escient le gros plan, surtout lorsqu’elle choisit de rester sur le visage du personnage qui écoute, reçoit ou encaisse une parole (Aly face à la policière ; Laurence face à son fils…), plutôt que sur le personnage qui parle.

Lesquels personnage­s sont incarnés avec une justesse de chaque instant par les trois interprète­s principaux — Veerle Baetens, Selma Alaoui, Guillaume Duhesme —, qui reprennent les rôles qu’ils ont créés dans le court métrage de Delphine Girard à l’origine de ce premier long. Sans oublier Anne Dorval, poignante en mère de l’agresseur : la scène des aveux donne lieu à une décharge émotionnel­le qui frappe en plein coeur.

Il en résulte un film très humain, très dur, mais dont la dimension douloureus­e est transcendé­e par une infinie empathie.

Quitter la nuit

Drame de Delphine Girard. Scénario de Delphine Girard. Avec Veerle Baetens, Selma Alaoui, Guillaume Duhesme, Anne Dorval. Belgique, 2023, 108 minutes. En salle.

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ENTRACT FILMS Guillaume Duhesme et Anne Dorval dans le film Quitter la nuit, de Delphine Girard

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