Errer dans la partition du vivant
Les plus récents carnets de Robert Lalonde nous invitent à célébrer la nature, l’enfance et l’écriture
«On dit parfois qu’on retombe en enfance. C’est peut-être ce qui m’est arrivé, maintenant que je suis libre de ne plus travailler », suggère Robert Lalonde, adoptant une posture qu’il reconnaît comme fondamentale : celle de la personne qui interroge. Alors que paraissent ses derniers carnets, On est de son enfance, Le Devoir l’a rencontré en visioconférence.
Ç’aurait été tellement plus envoûtant de le retrouver dans son nouveau nid de North Hatley, qui campe le décor poétique de ses réflexions, mais la forêt entière est là, dans son regard et dans ses mots, prête à livrer ses beautés : « C’est vertigineux, la nature. C’est incohérent. C’est d’une violence extraordinaire par moments et d’une douceur inouïe en d’autres occasions. Et il me semble qu’on est justement constitué comme ça, alors pourquoi on a tant de mal à accepter nos incohérences, alors que la nature ne se gêne pas ? » se questionne l’auteur.
Ses paroles offrent un condensé de ses carnets, où l’errance de l’écriture retrouve les réflexes et l’état d’esprit de son « enfance sinueuse et éclectique » pour célébrer la sagesse ancestrale du vivant qui nous entoure. Dans un contexte d’hyperconnectivité et d’étalement urbain, la proposition paraît presque radicale, et pourtant, elle est d’une douceur solaire.
En réinstaurant la primauté de la nature, où la temporalité est dictée par le rythme du vivant et le cycle des astres, Robert Lalonde inscrit la charpente de son oeuvre dans l’humilité du grand tout : « Mon moteur d’écriture puise dans cette volonté de remettre au premier plan les lois naturelles de l’existence qui font qu’on n’est pas maître de grand-chose. Et nous, les écrivains, on n’est pas là pour donner des leçons, mais pour interroger les choses. »
L’enfance, un art de la fugue
La posture qu’il adopte pour interroger notre ancrage dans le monde est celle de l’enfance. Attention cependant, même si l’enfant est haut comme trois pommes, il le tient en haute estime : « Je pense qu’enfant, on sait déjà qui on est. On sait déjà ce qui nous enchaîne. Ce qui pourrait nous libérer. Ce qu’on ne veut pas. C’est difficile à vivre, cette découverte. Et c’est encore pire à l’adolescence. »
Par ailleurs, même s’il admet que sa famille se gavait de nostalgie — « Chez nous, c’était fort, la nostalgie. On n’était pas né à la bonne époque, dans la bonne maison et au bon endroit » —, ce n’est pas le chemin qu’il emprunte pour retrouver ses jeunes années : « Ce n’est pas l’enfance avec ses lieux et ses souvenirs photographiques qui m’animent. Je ne retourne pas sur ces lieux, d’abord parce qu’ils ont changé, souvent d’une façon désastreuse, mais surtout parce que ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je retourne dans l’esprit de l’enfance. Cet état d’esprit que j’avais et que j’ai gardé. »
Pour mieux nous aider à saisir cet état d’esprit, il nous raconte sa première rencontre avec un arbre : « J’ai une éducation en partie mohawk, parce que ma grand-mère était mohawk. Alors j’ai été habitué, tout petit, à regarder le réel sans la sursimplification qu’on en faisait. Ma grand-mère, quand elle me voyait regarder un livre qui devait m’apprendre ce qu’était un arbre — un livre scolaire, qui indiquait le nom de chacun de ses composants —, elle lançait ça sur le mur et me plantait devant un arbre en me disant : “Tu vas passer la journée là pis tu vas apprendre ce que c’est.” Je revenais à l’école et je disais à la maîtresse : “J’ai rencontré un arbre.” Et elle me répondait : “Tu vas commencer par aller te laver la main, t’as les mains sales.” Alors disons que j’avais un bon départ, dans la vie, pour réfuter les abstractions inutilisables. »
L’enfance, écrit-il, « réunit ma fin et mon commencement. Et je ne discute pas le droit d’y être, d’y avoir été, d’y être à nouveau. » C’est à cet âge innommé qu’il a saisi la beauté qui l’entourait et le pouvoir d’y adjoindre son souffle et sa poésie. « Je savais déjà, enfant, que je n’habitais pas un décor, mais une vaste dramaturgie d’arbres, de bêtes et de lumière, plus vraie que le prétendu réel », écrit-il encore. Oui, le théâtre de Robert Lalonde, même loin des planches, est vibrant.
Déambuler dans les oeuvres littéraires
Mon moteur d’écriture puise dans cette volonté de remettre au premier plan les lois naturelles de l’existence qui font qu’on n’est pas maître de grandchose. Et nous, les écrivains, on n’est pas là pour donner des leçons, mais pour » i nterroger les choses. ROBERT LALONDE
L’écrivain a reçu, en novembre dernier, le prix Athanase-David, plus haute distinction remise par le gouvernement du Québec couronnant l’ensemble de sa carrière et de son oeuvre littéraire, mais jamais un prix ne saurait effacer la vulnérabilité qui traverse sa création : « Jusqu’à la fin, j’ai le doute rivé au plaisir d’écrire. On travaille avec le doute et on a rendez-vous avec l’échec très souvent. »
L’écriture est un sentier broussailleux, mais il reconnaît l’importance et la richesse de ses errances et de son vagabondage : « L’écriture, c’est perplexe, il faut que le lecteur entre dans une interrogation personnelle avec le texte, et non pas qu’on lui assène des certitudes. » Il se demande parfois s’il ne touche pas son lectorat précisément parce qu’il « fait [lui]-même l’aveu d’être quelqu’un qui ne se comprend pas ».
De cette humilité teintée d’une ironie rieuse, il admet écrire en dialogue perpétuel avec d’autres écrivains : « Je voyage toujours avec beaucoup d’écrivains quand j’écris. Y’a pas mal de monde qui m’empêche de dire des bêtises, parce que je les fais parler à ma place et qu’ils disent souvent les choses mieux que moi. » Un livre n’est jamais qu’un livre, et on sent bien l’amour et la connivence qu’il entretient avec les textes, par sa façon, notamment, de convoquer Jack Kerouac, « un vieux camarade ».
Fenêtre ouverte sur la beauté inépuisable du monde, pérégrinations libres et affranchies dans l’état de la jeunesse, On est de son enfance est aussi ce dialogue littéraire qui nous invite à plonger dans une bibliothèque imaginaire. « Mon éditeur me dit toujours que je cite trop », admetil. Plaisir coupable ou plaisir partagé ? Le titre de ses carnets est justement tiré d’un passage d’Antoine de Saint-Exupéry, cité en exergue : « On est de son enfance comme on est d’un pays. »
S’il reconnaît que la lecture des carnets « est un peu saute-ruisseau », il se demande si cette rupture avec la linéarité n’est pas salutaire : « Je pense que ça correspond à la vie éclatée qu’on a tous et à laquelle on essaie de donner une cohérence. Pendant qu’on vit, on essaie de donner un sens aux choses, mais en fait, il n’y en a pas. »
Du sens, voilà bien ce qu’il aimerait trouver dans « notre désir d’avoir raison sur tout, de conserver notre mainmise dangereuse sur la nature ». C’est pour ça, peut-être, « qu’à ce moment de l’histoire où on est en train d’ignorer que nous sommes aussi des animaux », qu’il écrit. Rien n’est certain, mais, dit-il, « si écrire, c’est pas ça, soutirer un peu d’espoir… » Sa phrase reste en suspens, perchée dans le silence où l’on retrouve un calme tressé d’incertitudes. Et c’est ainsi que les mots s’épuisent, ou plutôt, qu’ils s’effacent pour laisser la nature reprendre ses droits : « Nous restons tous les deux un long moment à contempler le chamarrage abricot et prune du couchant éclaboussant le grand miroir du lac. »