Le Devoir

Un petit peu miraculé

Dans son premier récit de soi, le romancier sherbrooko­is William S. Messier revisite toutes les fois où il a frôlé la mort

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC LE DEVOIR

Àl’âge de quinze ans, William S. Messier a appris qu’une blessure qu’il croyait guérie, survenue dans sa tendre enfance alors qu’il faisait des acrobaties sur les anneaux du vieux module de sa gardienne, menaçait depuis tout ce temps de le tuer. Sa deuxième vertèbre cervicale — la dent de l’axis — était fracturée. C’est-à-dire que le moindre choc, le moindre faux mouvement auraient pu, sans avertissem­ent, lui sectionner la moelle épinière. « Durant les dix dernières années, tu étais à un cheveu de la mort », lui lance le médecin. « Tu dansais, tu faisais des culbutes pis des roues latérales, sans te soucier de quoi que ce soit. Sans savoir qu’il y avait des mines partout autour de toi. »

Dans Le miraculé, l’écrivain sherbrooko­is revisite toutes les fois où il a frôlé la mort : un accident de voiture, un golden retriever trop enthousias­te, une bataille au basketball — des souvenirs d’enfance qui, avec le recul, ont pris une tournure menaçante.

Après un passage par la fiction — il a signé trois romans et un recueil de nouvelles —, William S. Messier fait une première incursion dans le récit de soi. « Je porte cette histoire en moi depuis l’âge de quinze ans, souligne l’auteur, rencontré le temps d’un café dans la métropole. J’étais conscient d’avoir vécu quelque chose qui valait la peine d’être raconté. Mais je ne savais pas comment m’y prendre. Je reconnaiss­ais qu’il y avait des péripéties, des éléments qui pouvaient intéresser les gens. En même temps, il n’y avait rien de romanesque ou de tragique, pas vraiment d’aventure et pas de réel danger. On m’a désigné comme un miraculé, alors qu’il ne m’est rien arrivé du tout, au fond. C’est vraiment parce que c’était un objet que je ne parvenais pas à définir que j’ai voulu connaître la suite. »

Oralité et digression­s

L’écrivain a finalement mis près de dix ans à trouver la forme et le ton que prendrait son récit. « J’ai d’abord songé à un album jeunesse, mais cela ne me permettait pas d’aller au fond de ma pensée. Le plus difficile était de sortir de l’histoire racontée pour en faire un texte littéraire. »

Il a fait ses devoirs, plongeant dans la biographie des maîtres de l’autofictio­n, Annie Ernaux et Karl Ove Knausgård en tête — dans l’espoir de trouver sa voie. « Je me suis rapidement rendu compte que ce n’était pas vraiment moi. J’avais une vision du récit de soi comme quelque chose de très posé, très intérieur, très introspect­if. Mon écriture se situe plutôt dans l’action, dans la descriptio­n de moments et de mouvements. Il a fallu que je fasse la paix avec ça, d’autant plus que je ne pouvais pas raconter mon histoire de manière sérieuse. Je veux dire, il y a des gens qui survivent à de vraies affaires, qui habitent réellement dans un champ de mines. »

L’auteur s’est finalement davantage laissé influencer par l’oralité de la littératur­e et de l’humour américains pour construire un récit suivant le tracé sinueux de la digression, ancré dans l’action et le dynamisme, porté par une vision tragicomiq­ue oscillant entre l’autodérisi­on et la névrose.

Ce réalisme emprunté à nos voisins du Sud traverse par ailleurs l’ensemble de l’oeuvre de William S. Messier. « Les Américains ont un rapport très intuitif au langage. Ils se mettent beaucoup en scène — eux-mêmes ou leurs personnage­s — en train de prendre la parole. Il y a quelque chose qui m’intéresse dans le fait d’assumer qu’on raconte une histoire et qu’on imite une voix. Quand je les lis, j’ai l’impression d’avoir accès à la vraie vie, au sens utilitaire, et pas seulement à son intellectu­alisation. Je trouve que la littératur­e vit bien dans ces moments-là, autant que dans les grands moments intérieurs. »

Hommage à l’ordinaire et à la sincérité

Bien qu’il ait songé à faire de son récit un roman d’aventures flirtant avec le surréalism­e, le romancier s’est judicieuse­ment rabattu sur la vie ordinaire — celle d’une enfance somme toute paisible dans les rues d’une banlieue anonyme des Cantons-del’Est. Il cite le regretté François Blais qui, dans Document 1 (L’Instant Même, 2018), écrivait : « Tout ce qu’on est, on l’est juste un petit peu. » « Cette phrase, qui rappelle la touchante modestie de François Blais, décrit bien ce que j’ai essayé de raconter : l’histoire d’un gamin un peu chanceux, un peu peureux, un peu brave. Un peu miraculé. Les gens ordinaires passent leur temps à être créatifs à partir d’une vie banale. C’est ce que j’ai voulu explorer. »

En remontant le fil de ses souvenirs, William S. Messier interroge aussi les mécanismes de la mémoire et la mystérieus­e ironie de sa constructi­on. « J’ai du mal à me rappeler certains jalons cruciaux de ma vie — mon mariage n’est qu’un brouillard de sourires et de larmes de joie, la naissance de mes deux filles se résume à quelques images gravées dans mon esprit. Mais je peux réciter chaque insulte qu’un plus grand, qu’une plus belle m’a adressée à n’importe quelle période de mon enfance, comme s’il s’agissait de chanter l’alphabet ou de compter jusqu’à dix », écrit-il.

« J’ai lu dans le Washington Post que d’un point de vue évolutif, l’humain a avantage à se remémorer les moments de difficulté au détriment des moments de joie. C’est comme si on se mettait à l’épreuve afin de ne pas répéter les erreurs du passé. Il y a un lien semblable avec la fiction. Le fait de vivre des traumas par procuratio­n, par exemple, permet de créer des trajets dans notre cerveau et de mieux s’en prémunir. Je pense aussi que les littéraire­s sont plus névrosés que la moyenne des gens, et s’attachent au potentiel créatif du malheur. C’est pour ça que ça a été si difficile pour moi d’accepter que mon livre parlerait davantage de joie et d’amour que de tragédie. »

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR

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