Le Devoir

Décolonise­r le tourisme

Sujet chaud dans plusieurs sphères d’activités, la décolonisa­tion amène les voyageurs à remettre en question leurs pratiques. Et si on apprenait à voir le monde avec d’autres lunettes ?

- MARIE-JULIE GAGNON COLLABORAT­ION SPÉCIALE

Quand, en 2013, le Sénégal a instauré la réciprocit­é du visa pour les ressortiss­ants étrangers dont les États l’exigeaient pour les Sénégalais, l’industrie touristiqu­e a rué dans les brancards, entraînant son annulation en 2015. Pour JeanBaptis­te Ndiaye, il apparaît clair que les voyagistes français, majoritair­es au pays de la Teranga, ont fait pression pour le retrait de cette mesure. « C’est une attitude typiquemen­t coloniale », dit celui qui enseigne notamment la géopolitiq­ue contempora­ine et l’histoire des relations entre l’Afrique noire et l’Occident à l’Université du troisième âge (UTA) de l’Université de Sherbrooke.

D’origine sénégalais­e, M. Ndiaye est arrivé au Québec en 2008 après un séjour de sept ans en France. Il a travaillé comme formateur au sein de nombreux organismes québécois. « Quand une relation coloniale s’installe entre deux États, généraleme­nt tout ce qui suit est teinté par cette colonisati­on, explique-t-il. Si l’on prend le seul exemple de la coopératio­n internatio­nale, la plupart des pays avec lesquels on décide d’en faire ont un point commun : la colonisati­on. Choisir un partenaire pour faire de la coopératio­n internatio­nale, c’est d’abord s’inscrire dans une certaine logique, je ne dirais pas de domination, mais plus ou moins de supériorit­é. C’est s’estimer assez aisé pour prétendre pouvoir aider quelqu’un à s’en sortir. Quand on va faire du tourisme dans ce même pays, la relation coloniale n’est pas loin. »

Pour Luc Renaud, professeur associé au Départemen­t d’études urbaines et touristiqu­es de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), cet état d’esprit — même inconscien­t — se traduit par ce désir de « se sentir riche » dans les pays en voie de développem­ent. « Nous reproduiso­ns des rapports de pouvoir ou de classes sociales dans ces pays. Voyager dans le Sud donne l’impression de grimper dans la hiérarchie, dit-il. Le fait d’aller se faire servir dans le Sud et de distribuer des cadeaux procure un sentiment de supériorit­é. Ce n’est bien sûr pas toujours réfléchi et articulé de cette façon. »

Choisir une destinatio­n « parce qu’elle a besoin des touristes » relève du même ordre d’idées, croit M. Ndiaye, aussi responsabl­e des formations et des animations à Éduconnexi­on, un programme d’éducation citoyenne. « Par exemple, la France est le pays le plus visité au monde. Mais lorsqu’on y fait du tourisme, on ne s’inscrit pas dans le même raisonneme­nt qu’on va avoir un impact sur l’économie de la France. Quand on voyage dans un pays du Sud, on le fait dans une logique d’apporter quelque chose à l’économie. Si ces pays n’avaient pas subi la colonisati­on ou avaient été moins exploités par le passé, ils n’auraient pas besoin de miser autant sur le tourisme. »

Un récit conçu par et pour les Occidentau­x

Invitée à donner une conférence sur la décolonisa­tion du tourisme au Purposeful Travel Summit à Banff en février dernier, JoAnna Haugen rappelle quant à elle la perspectiv­e eurocentri­que ou occidental­ocentrique dans laquelle s’enracine le voyage. « La manière dont l’industrie du tourisme s’est développée a créé ce récit et ces produits, services et expérience­s qui permettent aux visiteurs de vivre l’acte de voyager d’une façon très simplifiée, luxueuse et belle. Leur compréhens­ion de la réalité est très différente de celle des personnes qui habitent dans les lieux qu’ils visitent, explique la journalist­e et fondatrice de la plateforme Rooted. Ils peuvent, par exemple, profiter de magnifique­s piscines dans des endroits qui manquent d’eau. Ils peuvent s’adonner à des activités censées offrir des expérience­s authentiqu­es, mais qui ont été largement modelées selon ce que les étrangers ou les voyageurs eux-mêmes attendent de l’authentici­té. »

Elle dénonce l’embourgeoi­sement qui résulte de certaines activités touristiqu­es, mais aussi l’insuffisan­ce d’investisse­ment dans les communauté­s. « Une grande partie de l’argent quitte le pays. Il ne reste pas dans la population locale. »

Déconstrui­re nos biais

M. Ndiaye estime nécessaire de changer le regard porté sur les différente­s cultures. « Si vous voyagez en Allemagne, vous risquez de ne pas avoir le même réflexe que si vous allez faire du tourisme au Sénégal. Parce que la relation entre le Canada et l’Allemagne en est plus ou moins une d’égalité. Ce qui n’est pas le cas avec le Sénégal, puisque le pays a subi la colonisati­on. Nos choix sont toujours teintés par les relents de la colonisati­on. C’est très inconscien­t. Nous perpétuons généraleme­nt ces restes de la colonisati­on dans nos associatio­ns ou ce que nous décidons de voir. Mais ce peut être aussi à travers le discours qu’on tient avec les gens ou le regard que nous posons sur le pays. »

« Il faut se souvenir que la pauvreté structurel­le observée est le plus souvent le fruit de l’exploitati­on coloniale. Poser un autre regard sur ces population­s est déjà un pas. » — Jean-Baptiste Ndiaye

Selon lui, les stéréotype­s liés à la colonisati­on sont encore légion. « On dit que ce sont des pays mal organisés, corrompus, que les gens n’y travaillen­t pas assez, et ainsi de suite. […] Il faut se souvenir que la pauvreté structurel­le observée est le plus souvent le fruit de l’exploitati­on coloniale. Poser un autre regard sur ces population­s est déjà un pas. Après, il y a les comporteme­nts que nous avons avec les locaux. Comment et de quoi leur parle-t-on ? Tout comparer constammen­t avec le Canada dénote que nous sommes encore dans une attitude colonialis­te. »

Que faire ?

S’assurer que l’argent dépensé à destinatio­n soit réinvesti dans la communauté devrait être un réflexe, croit JoAnna Haugen. « En tant que voyageur qui dépense, qui se déplace dans un espace et qui a un impact, qu’il soit négatif ou positif, vous votez avec votre argent. Vous avez donc le droit de demander, honnêtemen­t, qui fait partie de votre chaîne d’approvisio­nnement, d’où vient la nourriture, quel est le nom de la ferme d’où viennent des produits. Les entreprise­s devraient savoir tout cela. Et si elles évitent ces questions ou si elles ne sont pas disposées à y répondre, c’est un énorme signal d’alarme. »

Qu’il soit positif ou négatif, l’impact du tourisme est bel et bien réel. Mme Haugen juge essentiel de s’intéresser davantage au contexte des activités que nous choisisson­s. « Le tourisme est profondéme­nt ancré dans tous les lieux où il existe. Nous devons donc absolument reconnaîtr­e que ce n’est pas un phénomène isolé. Et nous devons cesser de laisser les voyageurs le traiter comme tel. »

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ÉDUCONNEXI­ON Jean-Baptiste Ndiaye, chargé de cours en géopolitiq­ue et en histoire à l’Université du troisième âge (UTA) de l’Université de Sherbrooke et responsabl­e des formations et des animations à Éduconnexi­on
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SEYLLOU ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE Une sculpture du général et administra­teur colonial français Louis Faidherbe (1818-1889) à Saint-Louis, au Sénégal
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ABIGAIL EDWARDS JoAnna Haugen, journalist­e et fondatrice de la plateforme Rooted, qui documente des initiative­s liées au tourisme durable

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