Révolutionner les algorithmes pour protéger les démocraties
En déterminant le contenu auquel sont exposés les internautes sur les réseaux sociaux, les algorithmes de recommandation façonnent le paysage d’information d’aujourd’hui au profit des grandes entreprises, souvent au détriment de l’intérêt public. Avec une
La tendance est documentée : la plupart des internautes utilisent davantage leur téléphone intelligent que leur ordinateur pour s’informer par le biais de plateformes comme YouTube et TikTok. « Les gens vont plus cliquer, scroller ; ce sont les modes de navigation les plus courants sur Internet », observe Lê Nguyên Hoang, mathématicien et vulgarisateur scientifique français.
Le contenu suggéré sur ces plateformes est choisi par des algorithmes de recommandations, un système de filtrage de l’information visant à présenter les éléments d’informations qui sont susceptibles d’intéresser l’utilisateur. Les algorithmes sont conçus par les entreprises avec un objectif d’optimisation de l’attention des utilisateurs, permettant d’engranger davantage de profits avec de la publicité, détaille Lê Nguyên Hoang.
Mais ce mode de fonctionnement génère diverses problématiques. Le principe est d’enfermer les utilisateurs dans des bulles d’opinion, de suggérer plus souvent des contenus polémiques détournant l’attention des réels enjeux de société ou encore de propager de fausses nouvelles. Ces algorithmes sont également facilement manipulables par des entreprises créant de faux comptes, qui permettent de faire gonfler artificiellement le nombre de vues, créant ainsi une popularité artificielle qui, en étant partagée par l’algorithme, deviendra réellement populaire, explique Lê Nguyên Hoang. Pour illustrer l’ampleur du phénomène, il donne l’exemple de Meta, qui a supprimé des milliards de faux comptes depuis sa création.
« Ces algorithmes déterminent le régime informationnel de la population
», alerte le mathématicien, qui souligne les menaces d’un tel système pour la démocratie. Le problème est d’ailleurs au coeur des projets de Lê Nguyên Hoang. Après avoir remporté un prix pour la meilleure thèse de doctorat en mathématiques de son université en 2014 et avoir été finaliste du concours Ma thèse en 180 secondes, le diplômé de Polytechnique Montréal mobilise son attention de recherche autour de l’éthique de l’intelligence artificielle. En 2021, il lance la plateforme collaborative Tournesol, qui vise à produire des recommandations de contenus bénéfiques grâce à des algorithmes plus démocratiques. Au fil des ans,
Tournesol émerge comme une plateforme étudiée par des scientifiques de toutes sortes de disciplines et qui pourrait éventuellement contribuer à changer de paradigme sur le Web.
Une application pour changer la donne
L’application Tournesol fonctionne sur un principe de votes de vidéos sur YouTube. Les utilisateurs téléchargent des contenus qu’ils estiment être de qualité. Ils sont ensuite amenés à voter, entre deux vidéos, pour celle qu’ils préfèrent. Les sujets sont variés, allant des effets des pesticides à la décarbonisation
de la France, en passant par l’action de réfugiés rohingyas dénonçant les biais de l’algorithme de Meta ou le principe de fonctionnement des éoliennes. Les utilisateurs peuvent voter sur leur degré d’appréciation de la vidéo, mais aussi sur différents aspects, comme sur son degré de fiabilité, de clarté, d’amusement ou sa promotion de la diversité et de l’inclusion. Depuis sa création, l’application a rassemblé des dizaines de milliers de participants, mais Tournesol est surtout une plateforme d’essai qui pourrait permettre de déployer une stratégie à bien plus grande échelle, espère Lê Nguyên Hoang.
« On cherche aussi à avoir une influence sur la réflexion universitaire et on essaie d’avoir une influence sur la discussion sur la régulation de l’intelligence artificielle », dit-il. « Ça soulève plein de questions et de défis, de l’ordre philosophique ou de sécurité. Depuis un an, plus de chercheurs s’impliquent dans le projet ; des sociologues sont très intéressés par ce genre d’initiatives, on a aussi des partenariats avec des philosophes et des chercheurs de Polytechnique ou de l’Institut national de recherche et de sécurité. »
Les questions de recherche sont nombreuses, énumère le chercheur, qui est également cofondateur et président-directeur général de l’entreprise de cybersécurité Calicarpa. Comme lors d’élections démocratiques, quelles seraient les bonnes façons d’allouer des droits de vote sur Internet ? Ou de quelle façon l’état d’esprit au moment de voter peut-il influencer l’algorithme ?
« Si on veut rendre les algorithmes démocratiques, il faut importer les institutions publiques dans le monde numérique »
« Beaucoup de rapports montrent que les démocraties sont en déclin et je pense qu’il est urgent de protéger nos démocraties », affirme Lê Nguyên Hoang, qui consacre une grande partie de son temps à la vulgarisation scientifique. Depuis 2016, il diffuse du contenu scientifique sur sa chaîne YouTube Science4All, qui compte plus de 240 000 abonnés. Il est aussi auteur et coauteur de plusieurs livres traitant notamment de questions entourant l’intelligence artificielle et les algorithmes.
« J’aimerais qu’il y ait plus de mobilisation des journalistes, politiciens, juristes et chercheurs, dit le chercheur. On a besoin de plus d’implication citoyenne pour pouvoir assainir la discussion pour une meilleure représentation démocratique. Si on veut rendre les algorithmes démocratiques, il faut importer les institutions publiques dans le monde numérique, croit-il. Ça va demander beaucoup de travail et de temps pour vraiment construire cette démocratie numérique. »