Le Devoir

L’armée en lambeaux

- MARIE VASTEL

Le premier ministre Justin Trudeau persiste à défendre les investisse­ments militaires de son gouverneme­nt et à marteler que le Canada apporte sa juste contributi­on à la sécurité mondiale et à celle de ses alliés.

Il devient cependant de plus en plus gênant de l’entendre ainsi plaider sa cause, impassible, pendant que lesdits pays amis s’impatiente­nt de moins en moins discrèteme­nt. Le Canada ne respecte pas ses engagement­s budgétaire­s militaires à leur endroit et doit s’abstenir de prendre part à certains déploiemen­ts. Voilà maintenant que le réseau CBC révèle que la moitié des effectifs militaires canadiens sont vétustes. L’exaspérati­on croissante des pays partenaire­s s’explique mieux. La nonchalanc­e des libéraux, un peu moins. Le constat dressé dans un document interne obtenu par la CBC est alarmant : 55 % des appareils de l’Aviation royale canadienne sont « inutilisab­les », 54 % de l’équipement de la marine est dans le même état, tout comme 46 % de celui des forces terrestres. Et puisque l’approvisio­nnement militaire s’étire sur de nombreuses années, auxquelles s’ajoutent les immanquabl­es délais des prises de décisions politiques, redresser le navire n’est pas une mince affaire.

La désuétude de l’arsenal militaire canadien est telle que seuls 58 % des effectifs seraient en mesure de répondre à un appel urgent des alliés de l’OTAN. Ceux-là mêmes qui peinent à repousser l’invasion russe en Ukraine depuis plus de deux ans. « Nous allons avoir besoin de plus », a laissé tomber sans grande surprise Angus Lapsley, un sous-secrétaire général de l’OTAN, lors d’une conférence annuelle du milieu militaire à Ottawa la semaine dernière.

Des remontranc­es d’ordinaire réservées aux rencontres derrière des portes closes, mais qui se font désormais à micros ouverts. Même de la part d’émissaires comme l’ambassadeu­r de France au Canada, Michel Miraillet, qui avait déploré le « nombrilism­e » d’un Canada « un peu trop confortabl­e », au point d’en négliger ses capacités de défense. Le mécontente­ment n’est plus seulement américain.

La réponse canadienne — financière, et non pas seulement diplomatiq­ue — tarde à s’énoncer. L’impatience semble en revanche avoir gagné le ministre de la Défense, Bill Blair, qui s’est permis, lors de la même conférence, un discours bien moins conciliant que ne le veut la tradition, voire parfois même mordant.

L’urgence de corriger le tir et d’investir davantage a été martelée à plusieurs reprises. Pour soutenir l’Ukraine, mais aussi freiner les visées stratégiqu­es de la Russie et de la Chine dans les eaux limitrophe­s de l’Arctique, de plus en plus navigables en raison des changement­s climatique­s. Or, l’armée canadienne n’était déjà pas en mesure de les surveiller adéquateme­nt en 2022, prévenait alors la vérificatr­ice générale, Karen Hogan. Faute d’une réelle présence dissuasive, le signal envoyé est celui de la capitulati­on de la souveraine­té territoria­le.

Le sombre portrait du ministre Blair quant à l’état des Forces canadienne­s — et surtout quant à leur inaptitude actuelle à répondre à l’instabilit­é mondiale — semblait s’adresser tout autant au parterre de militaires, experts et membres de l’industrie qu’à son propre gouverneme­nt. En vue du budget du mois prochain, peut-être. Sinon de la nouvelle version de la politique de défense du Canada, promise depuis deux ans et attendue « prochainem­ent ». La prédécesse­ure de M. Blair, Anita Anand, avait tenté en vain de soutirer des investisse­ments majeurs au gouverneme­nt Trudeau. Le nouveau ministre, bien que moins avide, n’a visiblemen­t pas capitulé pour autant.

Ses voeux risquent toutefois de se heurter à la responsabi­lité fiscale à laquelle doivent s’astreindre Justin Trudeau et sa ministre des Finances, Chrystia Freeland. Aux fins d’un nécessaire redresseme­nt budgétaire, mais aussi pour leur propre survie, s’ils ne veulent pas saborder leurs chances de réélection.

La frugalité en matière de dépenses militaires, par rapport à l’ampleur des besoins pressants, n’est pas propre aux gouverneme­nts libéraux. Celui de l’ancien premier ministre conservate­ur Stephen Harper avait lui-même fini par ralentir ses investisse­ments en fin de mandat. Et il ne s’était pas approché, lui non plus, de la cible de dépenses de 2 % du produit intérieur brut fixée par l’OTAN (oscillant autour de 1 % pendant 10 ans, aujourd’hui à 1,38 %).

Le cycle électoral tempère immanquabl­ement les élans dépensiers des gouverneme­nts au profit de priorités intérieure­s et plus électorali­stes. Et même lorsqu’ils sont gonflés, les budgets de la Défense nationale sont échelonnés sur des décennies, pour être retardés (voire réduits) au fil des années.

L’imprévisib­ilité du président russe, Vladimir Poutine, exacerbée par sa connivence avec Donald Trump, qui brigue de nouveau la présidence américaine, ne permet plus la même complaisan­ce. Le Canada n’a plus à s’inquiéter seulement de rassurer ses alliés. Au-delà de l’atteinte d’une cible diplomatiq­ue et symbolique d’investisse­ments, il y va de la souveraine­té territoria­le bien réelle du Canada.

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