Au-delà du devoir de mémoire
Nous devons absolument nous souvenir des soignants qui ont été courageusement au service de la population assiégée de Gaza
L’auteur est pédiatre urgentiste et professeur agrégé à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université McGill. Il s’implique dans le collectif Soignons la justice sociale et il a écrit Plus aucun enfant autochtone arraché (Lux éditeur).
L’actualité nous fournit parfois des exemples flagrants du mépris de la classe politique et de l’establishment médical canadiens quant aux réalités vécues par le peuple palestinien. La semaine du 12 février, une manifestation d’urgence à Toronto, « Hands Off Rafah! », a fait le tour des médias anglophones au Canada.
L’inquiétude des familles qui ont des proches à Rafah, alors qu’Israël attaquait plusieurs quartiers de la ville, méritait certainement de faire les manchettes. Pourtant, la couverture médiatique portait plutôt sur les allégations comme quoi la manifestation aurait « ciblé » l’hôpital Mont Sinaï, fondé en 1923 par des immigrantes juives et qui prodigue aujourd’hui des soins aux résidents de la ville cosmopolite dans plus de 45 langues, devant lequel elle a fait un arrêt de 20 minutes… sur un trajet d’environ quatre heures.
Une vidéo initialement publiée sur Instagram montre une personne en costume de Spider-Man monter sur un échafaudage devant l’hôpital pour ensuite agiter le drapeau palestinien. L’extrait vidéo a été décrié sur les réseaux sociaux comme étant un exemple d’antisémitisme, ce qui a amené des politiciens de différentes allégeances et différents ordres politiques, y compris Justin Trudeau, à dénoncer la manifestation.
Pourtant, dans son compte rendu exhaustif de l’incident, David GrayDonald, journaliste pour The Grind, rapporte que l’hôpital n’a pas été ciblé comme tel, alors que Voix juives indépendantes a statué que « la manifestation n’était aucunement antisémite ».
De leur côté, les p.-d.g. et présidents d’une douzaine d’hôpitaux torontois ont suivi l’exemple de Trudeau en dénonçant publiquement la manifestation. Cette sortie inusitée a interpellé le Mouvement de la jeunesse palestinienne, Jews Say No to Genocide et l’Alliance des travailleurs de la santé pour la Palestine, qui ont à leur tour publié une lettre exigeant des excuses, et soulignant le deux poids, deux mesures de plusieurs hôpitaux torontois qui sanctionnent leurs propres employés pour avoir ouvertement dénoncé la souffrance infligée aux Palestiniens. Les signataires se disent « horrifiés » par le silence de ces mêmes leaders face aux attaques israéliennes contre les infrastructures et le personnel de la santé à Gaza.
Hypocrisie
L’hypocrisie est frappante. Le 13 février, presque au moment où cet incident causait un tollé médiatique au Canada, l’Agence de coordination des affaires humanitaires des Nations unies, rapportait dans son bilan du jour que sept Palestiniens avaient été tués et quatorze autres blessés par des tirs de sniper dans la cour de l’hôpital Nasser à Khan Younès, menaçant ainsi personnel, patients, et des milliers de Palestiniens déplacés. À peine 48 heures plus tard, les forces israéliennes attaquaient l’hôpital Nasser, une offensive dénoncée par Médecins sans frontières (MSF), dont les équipes étaient sur le terrain.
Le 22 février, alors que seulement 12 des 36 hôpitaux de Gaza étaient encore partiellement fonctionnels et que des centaines de soignants avaient été tués, enlevés ou portés disparus, Christopher Lockyear, secrétaire général de MSF, témoignait devant le Conseil de sécurité de l’ONU revendiquant un cessez-le-feu immédiat et soutenu.
Il décrivait la situation comme « une guerre qu’Israël mène contre toute la population de la bande de Gaza ». Le système de santé a été anéanti à Gaza parce que « l’armée israélienne a démantelé les hôpitaux les uns après les autres ». Pourtant, tenait-il à rappeler : « les attaques contre les soins de santé sont des attaques contre l’humanité ».
Ses propos faisaient écho à ceux de la Dre Joanne Liu en 2016, alors qu’elle intervenait comme présidente de MSF devant le Conseil de sécurité au sujet de la résolution 2286 pour sauvegarder la protection des civils et des services de santé en période de conflit armé.
Assassinat
En réécoutant l’allocution de la Dre Liu, dans laquelle elle affirme que « les hôpitaux ne devraient pas être attaqués ou envahis par des agents armés » et que « les patients ne doivent pas être attaqués ou massacrés dans leurs lits », je me suis souvenu de cet assassinat sans précédent de trois patients survenu fin janvier à l’hôpital Ibn Sina (à Jénine en Cisjordanie), des commandos israéliens ayant infiltré le bâtiment déguisés en soignants ou portant des vêtements de femme.
Quand la Dre Liu disait que « recevoir ou prodiguer des soins de santé ne devrait pas être une condamnation à mort », je me suis souvenu des propos du porte-parole d’UNICEF qui, lors d’une intervention en décembre dernier, était « furieux » que des enfants palestiniens soient bombardés et tués dans les hôpitaux où ils se remettaient d’amputations subies à la suite de bombardements antérieurs.
Je me suis aussi souvenu de Yusuf Zeino et d’Ahmed al-Madhoun, envoyés
Je me suis souvenu des propos du Dr Hammam Alloh, un père de deux jeunes enfants et médecin à l’hôpital al-Shifa. Lors d’une entrevue accordée à l’émission Democracy Now! en octobre, il répondait à la question demandant pourquoi il n’évacuait pas le nord de Gaza : « Et si je pars, qui soignera mes patients ? »
secourir la petite Hind Rajab, qui venait de voir les membres de sa famille tués dans leur voiture après que celle-ci eut été arrêtée par les forces israéliennes ; les cris de terreur de la fillette de 5 ans, enregistrés sur un appel au secours au Croissant-Rouge palestinien (CRP), ont fait le tour du monde. Selon le porte-parole du CRP, les deux soignants étaient à quelques mètres de Hind et de sa voiture lorsque leur ambulance, clairement repérable comme telle, a été bombardée.
Quand la Dre Liu rappelait que les soignants « n’abandonnent pas les patients », je me suis souvenu des propos du Dr Hammam Alloh, un père de deux jeunes enfants et médecin à l’hôpital al-Shifa. Lors d’une entrevue accordée à l’émission Democracy Now! en octobre, il répondait à la question demandant pourquoi il n’évacuait pas le nord de Gaza : « Et si je pars, qui soignera mes patients ? »
Il ajouta : « Pensez-vous que c’est la raison pour laquelle j’ai fait des études de médecine, pour ne penser qu’à ma vie ? Ce n’est pas pour ça que je suis devenu médecin. » Le Dr Alloh a été tué deux semaines plus tard, avec d’autres membres de sa famille, après qu’un obus d’artillerie israélien a frappé la maison de sa femme.
Sept ans après son allocution devant le conseil de sécurité de l’ONU, dans une lettre ouverte publiée par le Financial Times en novembre dernier dans laquelle elle appelle à un cessezle-feu à Gaza, la Dre Liu déplore le fait que son cri du coeur pour « arrêter ces attaques » n’ait pas été entendu, malgré l’adoption unanime de la résolution 2286.
Ayant elle-même travaillé en zones de conflit, elle explique que « dans le chaos de la guerre, les hôpitaux sont souvent la dernière parcelle d’humanité disponible ». Sa lettre se conclut par les mots écrits fin octobre sur un tableau de l’hôpital Al-Awda par le Dr Mahmoud Abu Nujaila, médecin avec MSF, quelques semaines avant qu’il soit lui aussi tué par une frappe sur l’hôpital : « Quiconque restera jusqu’à la fin racontera l’histoire. Nous avons fait ce que nous pouvions. Souvenez-vous de nous. »
Nous devons absolument nous souvenir des soignants qui ont été courageusement au service de la population assiégée de Gaza. Mais nous avons plus qu’un devoir de mémoire envers les dizaines de milliers de morts palestiniennes. Nous devons lutter pour protéger la vie, la dignité et la liberté de ceux et celles qui sont encore vivants. Et pour cela, il nous faut faire bien plus que des appels à un cessez-le-feu.