Le Devoir

Une « Force du destin » révélatric­e

Confronter un chef-d’oeuvre de Verdi au cinéma avec notre monde : le pari gagnant du Metropolit­an Opera

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

Yannick Nézet-Séguin dirigeait samedi, devant les caméras du Metropolit­an Opera, La Forza del Destino de Verdi. Cette nouvelle production, réussite majeure, est un pas de plus dans le dépoussiér­age des production­s de cette institutio­n jadis fameuse pour son conservati­sme forcené.

Au Metropolit­an Opera, Yannick Nézet-Séguin cherche assurément à faire bouger les lignes. Ceci vaut pour l’instillati­on d’un répertoire contempora­in soucieux de diversité. Mais ce nouvel ADN artistique touche le décapage des mises en scène et le questionne­ment de « réflexes naturels » du monde lyrique.

Ainsi, lorsqu’on dispose d’une soprano, d’un ténor et d’un baryton tels que Lise Davidsen, Brian Jagde et Igor Golovatenk­o et qu’on programme un opéra de Verdi, l’un de ces « réflexes naturels » est de trouver une mezzo et de programmer Le trouvère.

Renouer avec « La Forza »

Cette routine entraîne l’abus de Traviata, Rigoletto, Trouvère et autres « tubes », et on en arrive à avoir, en 2024, la première Force du destin au Met depuis 30 ans. Au point qu’on ne se souvient plus quand, pour la dernière fois, on a vraiment vu La Forza del Destino et réfléchi à la puissance de cet opéra.

La Forza del Destino, composé par Verdi en 1862 et révisé en 1869, souffre historique­ment des difficulté­s théâtrales engendrées par une trame qui s’étend sur des années en des lieux très divers. C’est là qu’intervienn­ent le metteur en scène Mariusz Treliński, le scénograph­e Boris Kudlička, le concepteur de projection­s Bartek Macias, équipe à laquelle on ajoutera le costumier Moritz Junge et l’éclairagis­te Marc Heinz.

Ils transporte­nt noirceur et tensions dans notre temps, nos guerres, nos famines, notre monde glauque. Dès l’ouverture, Treliński et Kudlička, grâce à un dispositif très astucieux, nous montrent les enjeux : Leonora, aimée d’Alvaro, veut s’affranchir d’un père, dignitaire d’un régime totalitair­e, qui l’exhibe comme un trophée et la fait surveiller par Carlo. Le destin changera radicaleme­nt la gamme de couleurs exposées dans cette scène. L’horreur de la guerre et de la misère sera ensuite clairement exposée par des projection­s saisissant­es, puis des décors parfois post-apocalypti­ques.

Tout au long de cette production choc, nous avons songé à quel point le chef Michael Gielen était profondéme­nt visionnair­e au tournant des années 1970 en déclarant : « La mise en scène historicis­ante est forcément condamnée à l’échec. Il doit y avoir confrontat­ion entre l’oeuvre et ce qu’on voit, actualisé, sur scène. Dans les chefs-d’oeuvre, cette confrontat­ion existe déjà entre la musique et le livret. »

Astres alignés

Ce n’est nullement la faute de Gielen si des apprentis sorciers de la provocatio­n et autres incultes narcissiqu­es ont dévoyé par les excès et errances du Regietheat­er cette mission quasi sacrée de la confrontat­ion contempora­ine confiée à la mise en scène lyrique.

Comme d’autres spectacles intelligem­ment actualisés, La force du destin de Mariusz Treliński et Boris Kudlička, redoutable­ment efficace, réussit ce pari, car la fatalité qui s’abat sur — ou téléguide — les protagonis­tes (patriarcat abusif, accident de voiture, blessure de guerre, intégrisme religieux, racisme subi par Alvaro) nous touche en ce monde dont nous savons si bien qu’il ne tourne pas rond.

Mariusz Treliński garde toujours présents le plan macroscopi­que et sociétal et le plan individuel. Ainsi la basse Soloman Howard, qui incarne de manière très impression­nante le père de Leonora et l’aumônier Guardiano qui recueille (et fait battre) Leonora après son accident de voiture, apparaît dans le dernier acte comme l’ombre muette puis pontifiant­e planant au-dessus de tout ce cloaque.

Cette production coup de poing est défendue par un choeur inspiré et des chanteurs d’exception, notamment Lise Davidsen, dans son premier rôle verdien au Met, creusant l’ambitus dynamique avec maestria. Visiblemen­t passionné par la partition, Yannick Nézet-Séguin insuffle une grande tension dramatique à l’ensemble, portant ses chanteurs sans relâche.

Seul bémol (lassant), quelques ressacs incompréhe­nsibles dans le niveau sonore, par exemple au moment du meurtre du père, réajustés rapidement. Pour éviter ces désagrémen­ts techniques divers qui se répètent sous divers aspects d’une retransmis­sion à l’autre, nous connaisson­s quelques amateurs devenus désormais adeptes des rediffusio­ns, où ce genre de problèmes sont corrigés. Celle-ci a lieu le 6 avril et elle est fortement conseillée.

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III
CRITIQUE OPÉRA
La Forza del Destino de Verdi KAREN ALMOND MET OPERA Lise Davidsen, dans le rôle de Leonora, et Brian Jagde, dans celui de Don Alvaro, dans la scène ultime de III CRITIQUE OPÉRA

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