Une « Force du destin » révélatrice
Confronter un chef-d’oeuvre de Verdi au cinéma avec notre monde : le pari gagnant du Metropolitan Opera
Yannick Nézet-Séguin dirigeait samedi, devant les caméras du Metropolitan Opera, La Forza del Destino de Verdi. Cette nouvelle production, réussite majeure, est un pas de plus dans le dépoussiérage des productions de cette institution jadis fameuse pour son conservatisme forcené.
Au Metropolitan Opera, Yannick Nézet-Séguin cherche assurément à faire bouger les lignes. Ceci vaut pour l’instillation d’un répertoire contemporain soucieux de diversité. Mais ce nouvel ADN artistique touche le décapage des mises en scène et le questionnement de « réflexes naturels » du monde lyrique.
Ainsi, lorsqu’on dispose d’une soprano, d’un ténor et d’un baryton tels que Lise Davidsen, Brian Jagde et Igor Golovatenko et qu’on programme un opéra de Verdi, l’un de ces « réflexes naturels » est de trouver une mezzo et de programmer Le trouvère.
Renouer avec « La Forza »
Cette routine entraîne l’abus de Traviata, Rigoletto, Trouvère et autres « tubes », et on en arrive à avoir, en 2024, la première Force du destin au Met depuis 30 ans. Au point qu’on ne se souvient plus quand, pour la dernière fois, on a vraiment vu La Forza del Destino et réfléchi à la puissance de cet opéra.
La Forza del Destino, composé par Verdi en 1862 et révisé en 1869, souffre historiquement des difficultés théâtrales engendrées par une trame qui s’étend sur des années en des lieux très divers. C’est là qu’interviennent le metteur en scène Mariusz Treliński, le scénographe Boris Kudlička, le concepteur de projections Bartek Macias, équipe à laquelle on ajoutera le costumier Moritz Junge et l’éclairagiste Marc Heinz.
Ils transportent noirceur et tensions dans notre temps, nos guerres, nos famines, notre monde glauque. Dès l’ouverture, Treliński et Kudlička, grâce à un dispositif très astucieux, nous montrent les enjeux : Leonora, aimée d’Alvaro, veut s’affranchir d’un père, dignitaire d’un régime totalitaire, qui l’exhibe comme un trophée et la fait surveiller par Carlo. Le destin changera radicalement la gamme de couleurs exposées dans cette scène. L’horreur de la guerre et de la misère sera ensuite clairement exposée par des projections saisissantes, puis des décors parfois post-apocalyptiques.
Tout au long de cette production choc, nous avons songé à quel point le chef Michael Gielen était profondément visionnaire au tournant des années 1970 en déclarant : « La mise en scène historicisante est forcément condamnée à l’échec. Il doit y avoir confrontation entre l’oeuvre et ce qu’on voit, actualisé, sur scène. Dans les chefs-d’oeuvre, cette confrontation existe déjà entre la musique et le livret. »
Astres alignés
Ce n’est nullement la faute de Gielen si des apprentis sorciers de la provocation et autres incultes narcissiques ont dévoyé par les excès et errances du Regietheater cette mission quasi sacrée de la confrontation contemporaine confiée à la mise en scène lyrique.
Comme d’autres spectacles intelligemment actualisés, La force du destin de Mariusz Treliński et Boris Kudlička, redoutablement efficace, réussit ce pari, car la fatalité qui s’abat sur — ou téléguide — les protagonistes (patriarcat abusif, accident de voiture, blessure de guerre, intégrisme religieux, racisme subi par Alvaro) nous touche en ce monde dont nous savons si bien qu’il ne tourne pas rond.
Mariusz Treliński garde toujours présents le plan macroscopique et sociétal et le plan individuel. Ainsi la basse Soloman Howard, qui incarne de manière très impressionnante le père de Leonora et l’aumônier Guardiano qui recueille (et fait battre) Leonora après son accident de voiture, apparaît dans le dernier acte comme l’ombre muette puis pontifiante planant au-dessus de tout ce cloaque.
Cette production coup de poing est défendue par un choeur inspiré et des chanteurs d’exception, notamment Lise Davidsen, dans son premier rôle verdien au Met, creusant l’ambitus dynamique avec maestria. Visiblement passionné par la partition, Yannick Nézet-Séguin insuffle une grande tension dramatique à l’ensemble, portant ses chanteurs sans relâche.
Seul bémol (lassant), quelques ressacs incompréhensibles dans le niveau sonore, par exemple au moment du meurtre du père, réajustés rapidement. Pour éviter ces désagréments techniques divers qui se répètent sous divers aspects d’une retransmission à l’autre, nous connaissons quelques amateurs devenus désormais adeptes des rediffusions, où ce genre de problèmes sont corrigés. Celle-ci a lieu le 6 avril et elle est fortement conseillée.