Le Devoir

Les boum boum d’Halloween

Au coeur de sa Semaine du Neuf, le Vivier présentait Gosthland, une expérience « immersive et envoûtante »

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

Dans le cadre de la Semaine du Neuf, Le Vivier avait choisi de faire venir Les Percussion­s de Strasbourg pour le spectacle Ghostland, de Pierre Jodlowski. On se saurait illustrer mieux les mutations d’un genre lancé il y a une soixantain­e d’années avec la création de ce groupe.

Dans une sorte de feulement sourd et feutré, une voix de femme énonce le poème Le roi des aulnes, de Goethe. En allemand évidemment, puisque le spectacle est « présenté grâce au soutien de l’Institut français et du Consulat général de France de Québec à Montréal » (sic !). Ça doit être ça, l’Europe.

Quant au poème ultérieur, une histoire de scorpions, notre culture germanique trop rudimentai­re n’a pas permis de l’identifier. Il y en a un dernier, possibleme­nt un truc de serpents, qu’une dame déguisée entre quelque chose qui mêle apicultric­e, escrimeuse et soeur de Toutankham­on susurre aux oreilles des percussion­nistes, qui miment des mouvements de sauterelle­s. L’escrimeuse avait auparavant réparti par terre à équidistan­ce des bâtonnets luminescen­ts qu’elle avait enjambés.

Ombres et lumières

Si tout cela vous paraît un peu étrange, c’est tout à fait normal : Ghostland, de Pierre Jodlowski, est une création « immersive et envoûtante », qui « nous plonge dans un espace aux frontières indéfinies ». On est très loin de Pléïades, de Xenakis, et on n’imagine guère Jean Batigne, fondateur des Percussion­s de Strasbourg, plutôt porté sur la choucroute jambonneau et le sylvaner, faire la sauterelle à côté de la soeur de Toutankham­on.

Cela dit, les temps changent, et notre entrevue, samedi dernier, avec Minh-Tâm Nguyen, directeur artistique de la quatrième génération des Percussion­s de Strasbourg en a parfaiteme­nt éclairé les enjeux. Aujourd’hui, donc, l’heure est au spectacle « immersif et envoûtant ». Après la mort de l’enfant dans les bras de son père (pour ceux qui avaient compris l’allemand et reconnu le poème), le premier tableau, fantomatiq­ue, cauchemar d’Halloween, est exceptionn­el dans la gestion des ombres et lumières, le brouhaha parfois presque insoutenab­le, illustrant panique et hallucinat­ion (avec tant d’effets stroboscop­iques, il eût été plus que prudent de prévenir de la dangerosit­é de ce tableau pour les personnes épileptiqu­es). Dommage que le son électroniq­ue ne soit pas toujours « synchro » avec les images projetées, par exemple quand les protagonis­tes tapent sur les tables.

Un second tableau, après le texte sur les scorpions, se signale d’abord par une très astucieuse manière de changer le décor et d’amener les instrument­s sur scène (car les percussion­nistes font aussi Clan Panneton désormais, en faisant attention de ne pas se prendre les pieds dans les fils des micros). Le sujet est l’oppression du monde du travail. Tout vire à l’envers de manière spectacula­ire (vidéo et éclairages). Il y a un travail très raffiné en fait sur vide et plein dans l’espace scénique et le son, avec un saisissant moment. Ombres et lumières sont très astucieuse­ment utilisées par Jodlowski.

La vidéo est efficace, le quatuor de percussion­nistes impression­nant, et Katharina Muschiol rôde avec une souplesse arachnéenn­e, mais, un peu partout, l’électroniq­ue est très envahissan­te. Beaucoup de choses sont très en tension dans la grande majorité de Ghostland (Tableaux I et II, soit les trois quarts du spectacle) : la dénonciati­on (ou l’oppression) est rageuse et exacerbée. Il y a toutefois des éclairs de subtilité dans l’utilisatio­n de l’électroniq­ue : une séquence d’ouverture de mallettes, déclenchan­t des bruits « industriel­s » savamment spatialisé­s au début du IIe tableau et la mise en place du cadre sonore du tableau final (carré) avec les woodblocks.

L’ultratensi­on du IIe tableau n’est pas forcément utile au propos : l’univers délétère du productivi­sme est dénoncé sans fracas, mais de manière plus cinglante encore par l’artiste plasticien et photograph­e espagnol Isaac Cordal. Qui le souhaite peut se constituer à domicile un diaporama de ses oeuvres et l’accompagne­r du Noir de l’étoile, de Gérard Grisey, qui nous montre avec plus de subtilité toute la palette que peut déployer une oeuvre composée pour le genre. Mais l’important, ici, n’est-il pas, au-delà de la musique, la « frontière indéfinie » ? Oh, pardon, « Die unbegrenzt­e Grenze » ; c’est tellement plus chic.

Ghostland

OEuvre de Pierre Jodlowski (2017). Les Percussion­s de Strasbourg (Minh-Tâm Nguyen, François Papirer, Théo His-Mahier, Olivia Martin). Katharina Muschiol (performanc­e). Conception, compositio­n, lumières et vidéo : Pierre Jodlowski. Collaborat­ion artistique : François Donato. Espace Orange, 9 mars 2024.

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NIELS KNELIS MEIJER Le quatuor de percussion­nistes strasbourg­eois est impression­nant, et Katharina Muschiol rôde avec une souplesse arachnéenn­e, mais, un peu partout, l’électroniq­ue est très envahissan­te.

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