Les boum boum d’Halloween
Au coeur de sa Semaine du Neuf, le Vivier présentait Gosthland, une expérience « immersive et envoûtante »
Dans le cadre de la Semaine du Neuf, Le Vivier avait choisi de faire venir Les Percussions de Strasbourg pour le spectacle Ghostland, de Pierre Jodlowski. On se saurait illustrer mieux les mutations d’un genre lancé il y a une soixantaine d’années avec la création de ce groupe.
Dans une sorte de feulement sourd et feutré, une voix de femme énonce le poème Le roi des aulnes, de Goethe. En allemand évidemment, puisque le spectacle est « présenté grâce au soutien de l’Institut français et du Consulat général de France de Québec à Montréal » (sic !). Ça doit être ça, l’Europe.
Quant au poème ultérieur, une histoire de scorpions, notre culture germanique trop rudimentaire n’a pas permis de l’identifier. Il y en a un dernier, possiblement un truc de serpents, qu’une dame déguisée entre quelque chose qui mêle apicultrice, escrimeuse et soeur de Toutankhamon susurre aux oreilles des percussionnistes, qui miment des mouvements de sauterelles. L’escrimeuse avait auparavant réparti par terre à équidistance des bâtonnets luminescents qu’elle avait enjambés.
Ombres et lumières
Si tout cela vous paraît un peu étrange, c’est tout à fait normal : Ghostland, de Pierre Jodlowski, est une création « immersive et envoûtante », qui « nous plonge dans un espace aux frontières indéfinies ». On est très loin de Pléïades, de Xenakis, et on n’imagine guère Jean Batigne, fondateur des Percussions de Strasbourg, plutôt porté sur la choucroute jambonneau et le sylvaner, faire la sauterelle à côté de la soeur de Toutankhamon.
Cela dit, les temps changent, et notre entrevue, samedi dernier, avec Minh-Tâm Nguyen, directeur artistique de la quatrième génération des Percussions de Strasbourg en a parfaitement éclairé les enjeux. Aujourd’hui, donc, l’heure est au spectacle « immersif et envoûtant ». Après la mort de l’enfant dans les bras de son père (pour ceux qui avaient compris l’allemand et reconnu le poème), le premier tableau, fantomatique, cauchemar d’Halloween, est exceptionnel dans la gestion des ombres et lumières, le brouhaha parfois presque insoutenable, illustrant panique et hallucination (avec tant d’effets stroboscopiques, il eût été plus que prudent de prévenir de la dangerosité de ce tableau pour les personnes épileptiques). Dommage que le son électronique ne soit pas toujours « synchro » avec les images projetées, par exemple quand les protagonistes tapent sur les tables.
Un second tableau, après le texte sur les scorpions, se signale d’abord par une très astucieuse manière de changer le décor et d’amener les instruments sur scène (car les percussionnistes font aussi Clan Panneton désormais, en faisant attention de ne pas se prendre les pieds dans les fils des micros). Le sujet est l’oppression du monde du travail. Tout vire à l’envers de manière spectaculaire (vidéo et éclairages). Il y a un travail très raffiné en fait sur vide et plein dans l’espace scénique et le son, avec un saisissant moment. Ombres et lumières sont très astucieusement utilisées par Jodlowski.
La vidéo est efficace, le quatuor de percussionnistes impressionnant, et Katharina Muschiol rôde avec une souplesse arachnéenne, mais, un peu partout, l’électronique est très envahissante. Beaucoup de choses sont très en tension dans la grande majorité de Ghostland (Tableaux I et II, soit les trois quarts du spectacle) : la dénonciation (ou l’oppression) est rageuse et exacerbée. Il y a toutefois des éclairs de subtilité dans l’utilisation de l’électronique : une séquence d’ouverture de mallettes, déclenchant des bruits « industriels » savamment spatialisés au début du IIe tableau et la mise en place du cadre sonore du tableau final (carré) avec les woodblocks.
L’ultratension du IIe tableau n’est pas forcément utile au propos : l’univers délétère du productivisme est dénoncé sans fracas, mais de manière plus cinglante encore par l’artiste plasticien et photographe espagnol Isaac Cordal. Qui le souhaite peut se constituer à domicile un diaporama de ses oeuvres et l’accompagner du Noir de l’étoile, de Gérard Grisey, qui nous montre avec plus de subtilité toute la palette que peut déployer une oeuvre composée pour le genre. Mais l’important, ici, n’est-il pas, au-delà de la musique, la « frontière indéfinie » ? Oh, pardon, « Die unbegrenzte Grenze » ; c’est tellement plus chic.
Ghostland
OEuvre de Pierre Jodlowski (2017). Les Percussions de Strasbourg (Minh-Tâm Nguyen, François Papirer, Théo His-Mahier, Olivia Martin). Katharina Muschiol (performance). Conception, composition, lumières et vidéo : Pierre Jodlowski. Collaboration artistique : François Donato. Espace Orange, 9 mars 2024.