Le Devoir

Haïti ou le rocher de Sisyphe

Cette diaspora vitale mérite plus de respect que « la sourde oreille » de nos dirigeants canadiens et québécois

- Denis Coderre

Député de Bourassa au Parlement canadien durant 16 ans, l’auteur a été tour à tour ministre de la Citoyennet­é et de l’Immigratio­n, président du Conseil privé, ministre de la Francophon­ie et conseiller spécial pour Haïti. Il a aussi été le 44e maire de Montréal.

Au moment où j’écris cette lettre aux lecteurs, les bandes criminelle­s armées ont pris d’assaut le port de Port-au-Prince et j’écoute l’entrevue de notre ambassadeu­r canadien en Haïti, Son Excellence André François Giroux aux Coulisses du pouvoir sur les ondes de notre télévision publique avec Daniel Thibeault.

Premier constat : ou bien nous redéfiniss­ons notre leadership sur notre continent en matière de politiques étrangères, surtout dans le cadre de notre politique « Francophon­ie politique » ou bien — et ce n’est là rien de personnel — nous devons faire preuve de plus d’éloquence et de pertinence dans ce dossier et cesser d’aligner les platitudes et les formules politiquem­ent correctes pour ne choquer personne. Haïti se meurt.

Nous sommes en situation de chaos et d’anarchie. Le premier ministre actuel, Ariel Henry, est dépassé par les événements. Que dis-je, nous sommes devant tous les ingrédient­s qui font d’un premier ministre un « homme de paille », comme on dit dans le jargon politique. On peut parler de politique d’accompagne­ment en Haïti sans « reste avèk ».

C’est vrai que nos relations avec Haïti remontent à 1954 (elles durent donc depuis 70 ans). C’est vrai que nous avons l’impression qu’avec Haïti, on est face à un éternel recommence­ment tel Sisyphe et son rocher dans la mythologie grecque. Nous avons vécu les affres des années Duvalier, Avril, Aristide, et j’en passe. Ce magnifique peuple, qui a longtemps souffert, est pourtant la définition même de la résilience. Ceux qui se sont enfuis pour trouver refuge sur notre continent jusqu’à Montréal ont beaucoup façonné le Québec moderne tel que nous le connaisson­s aujourd’hui. Cette diaspora importante, vitale chez nous, mérite plus de respect et de dignité que « la sourde oreille » que lui font nos dirigeants canadiens et québécois.

Si le dossier Mandela était, avec raison, si cher au Commonweal­th de l’ex-premier ministre Mulroney, Haïti doit être une priorité pour notre francophon­ie politique et pour Justin Trudeau comme pour François Legault. « Si yon chien gen quatre pattes, li pap capab faire quatre chemins » (Même si le chien possède quatre pattes, il ne peut prendre qu’une direction), dit un proverbe créole.

Actions concrètes

Le temps est venu d’être proactif, pertinent et percutant pour le peuple haïtien. Je recommande donc des pressions concrètes et réelles pour changer le gouverneme­nt Henry. Je demande aussi que la communauté internatio­nale fasse réellement la lumière sur le meurtre du président Moïse. Pour cela, nous avons besoin d’un ambassadeu­r politique dans ce dossier. Ottawa doit convoquer un « Sommet de Montréal » avec tous les acteurs de la communauté internatio­nale (Canada, Québec, ONU, CARICOM, ETA, Francophon­ie) et la diaspora haïtienne québécoise et canadienne pour faire un échéancier concret et faisable, sur le plan tant politique ou économique que sur celui de la gestion d’urgence.

Assurer que le Canada participe activement aux Forces de l’ONU en Haïti est incontourn­able ; nous parlons français et créole ici, pas au Kenya. Il faut actualiser les dossiers des réfugiés, des immigrants et des regroupeme­nts familiaux des ressortiss­ants haïtiens chez nous. Nous ne voulons pas faire à nouveau de Haïti une « république des ONG » ou un protectora­t. Tout repose sur une stratégie d’accompagne­ment. Enfin, il faut organiser de vraies élections dans « la perle des Antilles »…

Le but de cette lettre n’est pas de montrer du doigt qui que ce soit dans la fonction publique, mais d’appliquer enfin un des mots les plus importants pour moi dans le dictionnai­re (mais qui se retrouve trop souvent enseveli), soit le verbe « assumer ». Si nous voulons épauler, avec raison, le peuple ukrainien, en raison notamment de sa diaspora importante au pays, rien ne justifie le « business as usual » que connaît le dossier haïtien présenteme­nt. Cela se passe sur notre continent, la « francophon­ie politique » doit être prioritair­e et la diaspora haïtienne mérite tout notre respect. « Renmen moun ki renmen’w ! » (Aiment ceux qui t’aiment !) Le statu quo n’est plus une option !

Et dire que Port-au-Prince est à environ deux heures d’avion de Miami…

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