Peut-on encore rêver de paix ?
Chercher à entrevoir un horizon positif dans ce sombre portrait, c’est flirter du côté de l’utopie
Souvenons-nous de l’atmosphère euphorique du début des années 1990 en Occident. Dans les universités, on dissertait sur la « théorie de la paix démocratique », selon laquelle l’adoption universelle de la démocratie ouvrirait la voie à la paix durable.
L’enthousiasme s’est peu à peu étiolé et, avec lui, l’optimisme : le terrorisme (et son corollaire totalisant qu’est la surveillance), la mondialisation et l’accroissement des inégalités, l’anxiogène impasse écologique, l’exacerbation des opinions née des réseaux sociaux, l’industrie de la désinformation, l’érosion, semble-t-il inexorable, de l’adhésion aux valeurs démocratiques, la perte de sens de plus en plus manifeste de sociétés obsédées par la croissance, en sont venus à bout. Dans ce monde sombre et désenchanté, est-il encore possible de rêver de paix ?
Au-delà de l’absence de guerre
Depuis un peu plus de 100 ans, l’essentiel de la réflexion sur la paix a porté sur les moyens d’éviter un embrasement général. Les deux guerres mondiales avaient provoqué la mort de quelque 70 millions de personnes, et un conflit atomique aurait potentiellement ajouté à ce macabre décompte plusieurs centaines de millions de victimes. Dans ce contexte, la « paix négative » (qui, dans le jargon des peace studies, signifie l’absence de guerre) constituait déjà une réussite.
Pour autant, les promoteurs de la paix, politiques, diplomates ou encore simples citoyens, avaient intégré depuis longtemps l’idée que la simple absence de guerre ne pouvait être une fin en soi. Durant l’entre-deux-guerres, une expression servait à rendre compte de cette aspiration à aller au-delà de la paix armée : le désarmement moral.
On parle plutôt désormais d’éducation à la paix ou de culture de la paix. Il s’agit de l’ensemble des mesures qui favorisent en amont l’édification de la paix, notamment en valorisant ce qui rapproche les nations au lieu de les diviser. Elles participent de ce que l’un des fondateurs des peace studies, Johan Galtung, a appelé la « paix positive ».
Dans les faits, nous avons développé une bonne pratique de la paix négative. Il existe plusieurs outils à la disposition des États bien intentionnés pour favoriser la discussion et les négociations afin de réduire la potentialité d’un conflit et de régler les différends. En revanche, la pierre d’achoppement est encore et toujours d’empêcher un État mal intentionné de recourir aux armes.
L’augmentation probable des guerres interétatiques au cours des prochaines années et la multiplication récente des conflits civils sont profondément inquiétantes. Sommes-nous par conséquent réduits à nous contenter, dans un avenir plus ou moins lointain, de la paix négative ?
Exercice utopique
Chercher à entrevoir un horizon positif dans ce sombre portrait, c’est flirter du côté de l’utopie. Mais l’exercice est pertinent, car toute utopie en dit finalement moins sur l’avenir que sur le présent, c’est-à-dire qu’elle nous éclaire, par réfraction, sur l’état du monde au moment de son énonciation. Permettezmoi, en conclusion, de me prêter au jeu.
Dans mon utopie, le dérèglement climatique, malgré des conséquences dramatiques et tenaces, aura finalement mené à des avancées réelles en matière de relations internationales. La baisse de l’espérance de vie et des naissances, l’ampleur des déplacements de populations et les guerres qu’ils ont provoquées ont fini par achever le paradigme national.
Le nationalisme était doublement malfaisant : il invalidait toute solution globale aux problèmes planétaires, et scellait a priori le destin de la grande majorité des individus sur Terre en fonction de leur lieu de naissance. La multiplication des guerres, à partir du XXIe siècle, a fini par faire réaliser aux peuples meurtris que la seule façon d’avoir enfin un peu la paix passait par la réduction des injustices et des inégalités à tous les niveaux.
Pour cela, il fallait aussi dire la vérité au pouvoir : nous ne jouons plus votre jeu, nous ne croyons plus vos paroles. Et le pouvoir, qui sait parfaitement qu’il ne peut survivre indéfiniment sans la légitimité populaire, a finalement compris.
Tous les problèmes ne sont pas réglés pour autant. Le passé que nous nous racontons est certes moins glorieux, mais nous trouvons notre fierté dans le fait que notre monde est plus juste et donc plus en paix. Et nous sommes en réalité plus libres, car nous ne mourons plus pour des mensonges.