Le Devoir

Les dividendes de la peur

- JEAN-FRANÇOIS LISÉE Chroniqueu­r, Jean-François Lisée a dirigé le Parti québécois de 2016 à 2018. Il a publié Par la bouche de mes crayons. jflisee@ledevoir.com

Alors c’est fait : une majorité monstre d’électeurs républicai­ns des primaires ont jugé que la personne la plus apte à incarner leurs valeurs et leurs espoirs pour conduire leur parti à la victoire et pour rendre l’Amérique à nouveau grandiose est Donald Trump. Certes, il fut reconnu coupable de malversati­ons financière­s, d’agression sexuelle et de diffamatio­n, il est accusé d’avoir volé et disséminé des documents secrets, d’avoir tenté de corrompre des agents électoraux (plusieurs de ses coaccusés ont plaidé coupables) et d’avoir fomenté un coup d’État, heureuseme­nt raté. Mais, vous me direz, personne n’est parfait.

Maintenant que Trump a regagné son parti et placé à la codirectio­n sa belle-fille Lara Trump, qui invite tous ses détracteur­s à quitter le navire, il est utile de rappeler la symbolique qu’il a choisie pour le point de départ de sa campagne 2024. Sa première assemblée fut organisée au Texas, dans la ville de Waco, rendue célèbre en 1993 par une secte anti-État armée jusqu’aux dents. Après une résistance de 51 jours à toute arrestatio­n par le FBI, l’affronteme­nt s’est soldé par la mort de 82 membres de la secte, dont 25 enfants, et de quatre agents fédéraux.

Quel aspect de cet événement Trump voulait-il célébrer ? Le doute fut levé lorsque l’hymne national américain fut entonné pendant l’assemblée par une chorale formée des participan­ts de l’assaut du 6 janvier 2021 contre le Capitole, retransmis de leur prison. Trump avait la main sur le coeur alors que défilaient sur grand écran des scènes de la tentative de coup d’État. Trump a promis, s’il est élu, de les gracier tous. Il avait l’habitude de les appeler des « patriotes », il dit maintenant qu’ils sont des « otages ».

La célébratio­n de la violence par Trump n’est pas anecdotiqu­e. C’est un thème fort. Pendant sa première campagne, il a invité des membres de son assemblée à frapper (punch) un chahuteur. Il a reproché aux policiers d’être trop tendres lors des arrestatio­ns. Pendant son mandat, il a demandé à son secrétaire à la Défense pourquoi on ne pouvait pas disperser des manifestan­ts regroupés devant la Maison-Blanche en les tirant dans les jambes à balles réelles. Récemment, il a annoncé que sous sa présidence, un suspect de vol qui sort d’un commerce devrait s’attendre à être exécuté sur-le-champ.

L’efficacité politique de la violence est décuplée non par les coups réellement portés, mais par la peur d’en recevoir. À mesure que les langues se délient et que les témoignage­s apparaisse­nt, on commence à prendre la mesure de l’importance de cette peur dans les décisions politiques d’élus républicai­ns.

Elle était à l’oeuvre au Sénat, peu après les événements du 6 janvier, lorsqu’il fallait décider de voter, ou non, la destitutio­n de Donald Trump. Mitt Romney, républicai­n de l’Utah critique de l’ex-président, a raconté à son biographe qu’un de ses collègues républicai­ns envisageai­t de voter pour la destitutio­n, comme il s’apprêtait lui-même à le faire. Il suffisait que deux sénateurs républicai­ns se joignent au vote pour que Trump soit destitué. Le Sénat aurait pu dans la foulée lui interdire d’être à nouveau candidat à la présidence. Romney rapporte une discussion où plusieurs sénateurs républicai­ns affirmaien­t craindre pour leur sécurité et celle de leurs enfants. Le sénateur incertain fut ainsi convaincu de ne pas courir ce risque. Trump l’emporta par 52 contre 48.

La républicai­ne dissidente Liz Cheney rapporte qu’il y a eu des conversati­ons identiques à la Chambre des représenta­nts. « Des députés m’ont dit qu’ils craignaien­t pour leur sécurité, et dans certains cas, pour leur vie. » Un des républicai­ns de la Chambre qui a voté pour la destitutio­n, Peter Meijer, s’est acheté le lendemain un gilet pare-balles et a modifié ses trajets habituels. Un autre, lorsqu’il fut avisé que lui et sa famille devaient, après ce vote, désormais faire l’objet d’une protection policière augmentée compte tenu du niveau de menace, a choisi de ne pas se représente­r.

La peur a aussi joué un rôle dans les États où des républicai­ns de renom ont signé des lettres appuyant la fausse thèse de l’élection volée. En Pennsylvan­ie, une leader républicai­ne, Kim Ward, a expliqué la chose ainsi : « Si j’avais dit “je refuse”, ma résidence aurait été détruite ce soir-là. »

L’ancien secrétaire américain au Travail et universita­ire Robert Reich, que je remercie d’avoir recensé ces témoignage­s sur sa page Substack, raconte avoir demandé à un ami, ancien sénateur républicai­n, pourquoi les élus modérés comme lui étaient restés silencieux au sujet des dérives de Trump. « Après une pause, il m’a dit : “Certains de ses partisans sont des tarés [nuts], et ils sont armés.” J’ai ri, pensant qu’il blaguait. Il était sérieux. “Ils sont comme la mafia, ils sont dangereux, a-t-il ajouté, et Trump est leur parrain.” »

Les messages du parrain passent aisément. En août dernier, furieux contre les procureurs et les juges qui l’obligent à répondre de ses actes en cour, il a écrit sur son réseau social, en capitales : « SI VOUS ME VISEZ, JE VAIS VOUS VISER » (« IF YOU GO AFTER ME, I’M COMING AFTER YOU »). Le lendemain, un de ses juges recevait un message sur sa boîte vocale : « Si Trump n’est pas élu en 2024, nous allons venir vous tuer. » Le surlendema­in, un procureur et un shérif liés à un de ses procès recevaient un message semblable. Et lors de la récente élection pour la présidence de la Chambre des représenta­nts, un des députés refusant d’appuyer le candidat de Trump a rendu public le message téléphoniq­ue, obscène, reçu par sa conjointe et la menaçant de harcèlemen­t s’il refusait de se ranger.

Les républicai­ns du Kansas, récemment réunis, ont compris le message. Ils ont mis à la dispositio­n de leurs militants un buste de Joe Biden en caoutchouc pour qu’ils s’amusent publiqueme­nt à lui asséner des coups de poing et des coups de pied. Cela promet.

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