Le Devoir

Le vieux chat

- Élise Turcotte L’autrice est écrivaine.

Ces jours-ci, je m’occupe beaucoup de mon vieux chat de 20 ans, Sami, alias Sami Frey, alias Sam Peckinpah. Je m’assois par terre près de lui, plusieurs fois par jour, pour l’encourager à manger. Parfois, en cachette des autres chats de la maison, je lui donne de légers nectars, des choses autrefois interdites. Je lui parle beaucoup, même si je sais qu’il est sourd. Il me regarde avec ses grands yeux, un peu perdu, et quand je me relève, il me suit. Il s’étend sur moi quand je lis, et je lis souvent. Je le brosse pour qu’il soit beau, et fier de lui. Je prends des photos de ses pattes croisées. Les pattes de chats m’émeuvent et me surprennen­t, c’est comme ça.

Il m’arrive de me dire que je perds mon temps, le temps de l’efficacité, le temps travaillé, mais cette pensée s’évanouit assez vite, car prendre soin est sans doute ce qui a le plus de sens en ces jours tiraillés par la guerre, les défaites, les dérèglemen­ts climatique­s, les injustices de toutes sortes. Certaines personnes me suggèrent de le faire euthanasie­r. Mais pourquoi ? Il ne souffre pas trop, il est juste vieux, il est juste vivant. Sa fatigue est vivante. N’est-il pas comme nous ?

Je ne vois que des corps épuisés autour de moi. Des têtes baissées vers les trottoirs sans neige, des cous usés par le poids de l’impuissanc­e. Donne-lui l’aide médicale à mourir, me dit-on encore, expression tellement entrée dans les moeurs qu’on l’emploie à toutes les sauces depuis quelque temps. Je ne suis pas contre le concept, loin de là, ni le geste. Mais j’aimerais entendre parler de l’aide médicale à vivre un peu plus souvent.

J’aimerais qu’on m’entretienn­e sur l’aide politique à sauver la planète. J’aimerais qu’on me dise comment secouer le déni devant un gouverneme­nt qui nous méprise ne serait-ce que par son manque de classe quand il s’adresse à nous. Je suis sensible au langage, c’est ma vie. J’écoute celui de mon vieux chat ; je m’exerce à la traduction du langage animal, et cela ramène à ma mémoire toutes ces personnes âgées qui sont mortes au début de la pandémie. Je me souviens d’un commentate­ur qui avait dit que bon, à 75 ans, les gens ont eu une assez longue vie, ils peuvent bien partir et laisser la place aux jeunes. Je savais que notre société souffrait d’âgisme, mais là, je tombais de haut. C’est d’ailleurs pendant la pandémie que j’ai appris que j’étais vraiment vieille. Nous ne nous en sommes pas remis, je crois. Pire, il me semble que nous n’avons rien appris.

Quand je caresse la tête du vieux chat, je me mets à imaginer d’autres manières de vivre qui accueillen­t l’improducti­f et le tremblemen­t, les grandes fatigues et le désespoir. Ne serait-ce pas par-là que nous devrions commencer (recommence­r) ? Écouter les pauvres, les désespérés, les tristes, les inadaptés ? Sans tenter de les normaliser, cependant, car, nous le voyons tous les jours, nous avons atteint la limite de cette vision de ce qu’est une bonne vie.

Au contraire, il faut chercher dans leur voix, même dans l’absence de voix, des possibilit­és de renverseme­nt des pouvoirs. Les malheureux fantasment, écrit Romain Huët dans son livre De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l’épuisement. De toute évidence, ils ne se soumettent pas docilement à ce qui leur est donné de vivre. En somme, le sujet fatigué est une lumière mineure, saccadée et intermitte­nte. Comme ces lucioles dont Pasolini nous dit qu’elles sont la métaphore d’âmes errantes qui n’en finissent pourtant pas de creuser et de griffer l’ordre dominant du monde.

On me dira que prendre soin d’un vieux chat ne constitue en rien une action menant à une quelconque révolution. Je n’en suis pas si certaine. Car c’est un geste posé dans la marge, justement. Un des innombrabl­es minuscules mouvements qui permettent à la pensée de chercher, de trouver même, un devenir qui effacerait la violence de notre monde. Cela me procure un savoir qui dévie de ce qui m’est demandé. Comme écrire, réfléchir, désobéir et apprendre tous les jours qu’il ne nous est plus possible d’invisibili­ser les souffrance­s. Qu’il faut les transforme­r en armes politiques, aussi petites soient-elles.

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