Le Devoir

Think big ! ou les grands oubliés du projet Les Espaces bleus

La promotion de la culture d’ici devrait d’abord passer par la pérennisat­ion des structures de création déjà existantes

- Laurianne Deschâtele­ts L’autrice est profession­nelle de recherche en sociologie de la culture au Centre Urbanisati­on Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifiq­ue.

Le 4 mars 2024, la Coalition avenir Québec (CAQ) annonçait l’abandon de son projet culturel Les Espaces bleus. Après le calcul des surcoûts des quatre projets déjà en chantier, le ministre de la Culture et des Communicat­ions, Mathieu Lacombe, décidait que les 18 nouveaux musées voués à la promotion de l’héritage culturel québécois ne verraient pas le jour. Depuis, Québec solidaire et le Parti québécois proposent de rediriger les fonds restants. Le premier suggère le milieu muséal et le second, les médias régionaux. Au-delà des prises de position partisanes, nous pensons que les grands oubliés sont les organismes voués à la création indépendan­te situés au début de la chaîne de valeur.

Le milieu culturel est certes composé d’institutio­ns, mais surtout d’artistes et de travailleu­rs culturels qui les font vivre. Ils sont nombreux à oeuvrer à l’intérieur de petites structures implantées dans nos villes et nos régions depuis les années 1970. Pensons notamment aux centres d’artistes autogérés, organismes à but non lucratif ayant tracé la voie d’une lignée de collectifs voués à l’expériment­ation, dont l’histoire demeure largement méconnue et sousmédiat­isée. Du fait de leur manque de visibilité, ces organismes sont particuliè­rement vulnérable­s aux multiples crises (économique­s, politiques, épidémique­s, numériques, etc.) qui touchent le secteur. Dans leurs ateliers et leurs bureaux, leurs membres s’affairent à trouver des solutions pour pérenniser leur structure, souvent au péril de leur santé.

Des études récentes attestent de la forte précarité socio-économique des artistes en arts visuels et en arts de la scène. Cette précarité est la première cause de sortie des artistes des milieux artistique­s, à laquelle s’ajoutent le poids des exigences administra­tives et la course aux subvention­s. Suivant ces constats, nous remettons en question la part de financemen­t octroyée aux artistes et aux travailleu­rs culturels oeuvrant dans les espaces de création indépendan­ts, qui peinent à réaliser leur mission sociocultu­relle. Les programmes de promotion de la culture québécoise en contexte numérique sont chers à notre actuel gouverneme­nt, mais la défense tous azimuts des « produits » culturels et des manières de les rendre « découvrabl­es » sur le marché tend à invisibili­ser le travail effectué hors de l’industrie et répondant à d’autres convention­s.

La CAQ think big avec des projetsspe­ctacles, dont Les Espaces bleus n’ont été qu’une itération, du même ordre que la subvention allouée aux Kings. Difficile de ne pas récupérer l’anglicisme, emprunté au personnage d’Elvis Gratton par la ministre des Transports Geneviève Guilbault en 2022, qui illustre une logique de gouvernanc­e spectacula­ire et centralisa­trice déconnecté­e des besoins des principaux concernés.

Le fonctionne­ment du système de financemen­t en culture perpétue d’ailleurs cette même déconnexio­n des conditions de pratique des artistes : les sommes allouées à la réalisatio­n de projets artistique­s sont rarement arrimées aux besoins de ceux et celles qui les gèrent à bout de bras. À terme, les (trop grandes) promesses mènent à l’essoufflem­ent des travailleu­rs des milieux artistique­s. La promotion de la « culture d’ici » ne devrait-elle pas passer par la pérennisat­ion des structures de création déjà existantes plutôt que par la constructi­on d’un réseau supplément­aire ?

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