Les giboulées de mars
Les giboulées de mars sont un phénomène météorologique présent en Europe de l’Ouest, particulièrement en France. À la fin de l’hiver, l’atmosphère devient instable, les masses d’air les plus basses se réchauffent, tandis que celles plus en altitude restent froides. Quand elles entrent en contact, des masses nuageuses se créent. Ces nuages recrachent ensuite des précipitations sous forme d’averses de pluie, de neige fondante ou même de grêlons, le tout accompagné de bonnes bourrasques. Ces étranges averses sont de courte durée et surviennent lors de journées ensoleillées. En tant que jeune Parisienne, je n’aimais pas les giboulées parce que j’étais obligée de sortir avec un « pull » et mon affreux K-way autour de la taille ; ça gâchait mon look printanier à la mode.
Mais pourquoi, diable, je vous parle aujourd’hui d’un phénomène météorologique d’un autre continent ? Parce que je trouve que, jusqu’à présent, ce mois de mars 2024 est en proie à des giboulées, métaphoriquement parlant. On dirait qu’on alterne entre douceur et rage, entre sérénité et tristesse, et ce, sans préavis.
À commencer par le matin du 2 mars, quand le Québec s’est réveillé sans Paul Houde. En 49 ans de carrière, Paul Houde a su conquérir les Québécois de tous les milieux et de tous les horizons. Il était un de ces rares personnages publics aussi attachants que pertinents. Il pouvait, dans une même phrase, nous faire rire et nous apprendre quelque chose. Pas étonnant que les hommages aient fusé de partout après son décès. C’est d’ailleurs la seule chose qui fut apaisante dans la grisaille de ce départ prématuré, l’unanimité de ce deuil collectif qui a permis à tout un peuple de pleurer un homme érudit, drôle et intègre.
Puis, alors qu’on sortait d’un mois de février où des artistes québécois brillaient comme des soleils à l’international — Yannick Nézet-Séguin gagnant deux Grammy, Denis Villeneuve parcourant le monde pour la promotion du second opus de Dune, Monia Chokri remportant le César du meilleur film étranger —, la culture en prenait pour son rhume au Québec. On apprenait la fin des Espaces bleus, ce projet consistant à créer des lieux muséaux destinés à faire connaître l’histoire de nos régions. Le projet était bancal et mal ficelé, mais je lui trouvais une certaine pertinence, moi qui fais le tour du Québec pour mon travail et qui chiale souvent sur le manque de données et de ressources historiques et culturelles dans certaines régions.
Mais le plus gros grêlon à tomber sur notre culture — et à plomber notre rayonnement à l’étranger — fut l’annonce de la faillite du groupe Juste pour rire. Bien que je ne sois pas du tout inquiète pour les têtes d’affiche de l’humour québécois, qui réussiront rapidement à trouver des solutions pour continuer de produire leurs spectacles et leur tournée, je suis profondément inquiète pour tous les autres artisans qui gagnaient leur vie grâce au festival. Les acteurs et les concepteurs de théâtre, les amuseurs de rues, les artistes de la relève qui se produisaient au Zoofest et, évidemment, tous les techniciens de scène.
Je ne connais pas les causes exactes qui ont mené à cette faillite, mais je connais bien les conséquences dévastatrices que de telles chutes ont sur notre écosystème culturel. Si le Québec est si exceptionnel d’un point de vue créatif, c’est avant tout parce qu’il a pu compter sur des espaces de création et des lieux de diffusion en santé. Malheureusement, c’est de moins en moins vrai. Il est plus important que jamais de comprendre que si on veut continuer de rayonner à l’étranger, il faut d’abord et avant tout pouvoir créer et vivre de notre art ici.
Ensuite, il y a eu cette bonne nouvelle internationale : un véritable vent doux sur le 8 mars alors que la France inscrivait dans sa Constitution le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Même si le Vatican et bon nombre de pays où ce droit recule avaient exprimé leur désaccord. La France est désormais la figure de proue en matière de santé reproductive chez les femmes. Moi qui aimais tant Simone Veil, j’ai eu une douce pensée pour elle, en levant mon verre à cette victoire.
Mais pendant ce temps-là, aux États-Unis, Katie Britt, étoile montante du Parti républicain et élue de l’Alabama, se chargeait de la traditionnelle réponse au discours sur l’état de l’Union. La sénatrice, connue pour ces positions traditionalistes, chrétiennes et antiavortement, a prononcé sa réponse dans un décorum qui laissait peu de place à l’interprétation. La dame était dans sa cuisine et affichait une croix autour du cou. Rappelons que l’Alabama vient de passer une loi pour criminaliser la destruction d’embryons congelés. « Nous estimons que chaque être humain, dès le moment de la conception, est fait à l’image de Dieu », a écrit le juge de la Cour suprême de l’État dans sa décision de justice parsemée de beaucoup d’autres références bibliques. De quoi jeter le reste de mon verre dans l’évier.
Nous ne sommes qu’à la moitié de cet étrange mois de mars et les températures anormalement douces au Québec ne me disent rien de bon non plus. Même si mes enfants revendiquent joyeusement le droit d’aller jouer dehors en coton ouaté, plusieurs agriculteurs s’inquiètent. Des fluctuations de température extrêmes peuvent avoir des conséquences catastrophiques pour les vergers et les vignobles. Pourvu qu’avril ne soit pas trop froid. Et surtout, espérons que l’atmosphère, au sens propre et au sens figuré, ne soit pas trop instable, en attendant l’éclipse que Paul Houde aurait tant aimé voir.