Le néonoir lesbien de Rose Glass
La réalisatrice de Love Lies Bleeding discute subversion des codes du film noir, haltérophilie au féminin et coordination d’intimité
Dans une petite ville poussiéreuse perdue aux confins du désert du Nevada, Lou gère le centre d’entraînement vétuste de son père, trafiquant d’armes et parrain local de son état. Se présente un jour une mystérieuse auto-stoppeuse : Jackie. Haltérophile, Jackie compte s’entraîner quelques jours sur place, puis poursuivre sa route jusqu’à Las Vegas, où elle espère remporter un concours. Entre Lou et elle, c’est le coup de foudre. Or, comme si le destin conspirait contre les deux jeunes femmes, les morts commencent à s’empiler autour d’elles. Avec le violent, érotique et grinçant Love Lies Bleeding (D’amour et de sang), Rose Glass offre un néonoir décapant.
À l’écran, Kristen Stewart et Katy O’Brian forment un couple sulfureux n’ayant rien à envier à celui que formèrent jadis Jennifer Tilly et Gina Gershon dans Bound, des soeurs Wachowski, « l’autre » néonoir saphique (il n’y en a pas des tonnes).
« Je suis tombée un jour sur cette vieille photo, datant des années 19401950 et représentant une haltérophile », explique la réalisatrice anglaise, qui croule sous les éloges depuis les festivals de Sundance et de Berlin.
« Je suis devenue obsédée par cette image d’une “madame muscle” : je trouvais qu’il y avait quelque chose de transgressif, d’anarchiste presque, et de très beau dans cette vision d’une femme incroyablement musclée. Je crois que ça choque encore beaucoup de monde, la vue d’une telle femme. Et je me suis dit que ça constituait un territoire intéressant à explorer, autant sur le plan visuel que sur le plan psychologique. »
Il est à ce propos intrigant que la photo à l’origine du projet date de cette époque, qui correspond justement à l’âge d’or du film noir.
« Cette influence s’est manifestée de manière plus… inconsciente que préméditée, mais elle est là, c’est évident, opine Rose Glass. En cours d’écriture, Weronika [Tofilska, qui coscénarise] et moi avons bien vu émerger ces archétypes issus du film noir. »
L’antihéros prisonnier d’une existence morne amené à commettre l’irréparable en croyant à tort améliorer son sort, le « vagabond » tentateur par qui le malheur arrive (à la The Postman Always Rings Twice/Le facteur sonne toujours deux fois), le gangster du coin, le témoin gênant imprévu… Sauf qu’avec son angle lesbien, Love Lies Bleeding subvertit ces figures connues. D’ailleurs, celle des amants criminels, ici amantes criminelles, constitue un autre incontournable du film noir.
L’humour féroce — et noir, quoi d’autre — participe également à la distanciation ambiante, laquelle permet à Love Lies Bleeding de transcender le simple exercice de style.
« Weronika et moi avons pris plaisir à nous amuser avec tous ces archétypes. Ça nous permettait aussi de nous aventurer dans des zones d’ambiguïté morale. Personne n’est bon ou méchant… Je suis toujours fascinée de constater, au cinéma, que certains personnages semblent avoir la permission de commettre des actes terribles, alors que d’autres, non. Pourquoi ? Où tracet-on la ligne, la ligne morale ? »
Dans Love Lies Bleeding, Lou et Jackie se rendent ainsi coupables « d’actes terribles », mais derrière la caméra, Rose Glass ne les juge pas. Au gré d’une escalade amoureuse et meurtrière, la cinéaste nous laisse le soin de tracer ladite ligne.
Duos féminins
Le concept de duo féminin qui dérape, la réalisatrice le maîtrise parfaitement. Pour mémoire, on doit à Rose Glass le formidable drame d’horreur psychologique Saint Maud. On y suit une infirmière pieuse mais instable, qui croit sa patronne, une ex-danseuse étoile confinée à un fauteuil roulant, possédée.
Avant cela, il y eut le court métrage primé Room 55, dans lequel le quotidien rigide d’une femme mariée des années 1950 bascule au contact d’une inconnue rencontrée dans un motel.
« Il y a un intimisme inhérent à cette dynamique-là qui me plaît », note la cinéaste.
Bref, Love Lies Bleeding s’inscrit dans la continuité de ces tête-à-tête entre deux personnages féminins dissemblables dont la rencontre a des conséquences imprévisibles, souvent funestes.
« C’est drôle, parce que, depuis la première à Sundance, j’ai entendu beaucoup de gens dire à quel point ce film-ci est éloigné de Saint Maud, alors qu’effectivement, la parenté est là. Je dirais même que Jackie et Maud sont un peu des soeurs spirituelles : toutes deux sont isolées, ont un rapport conflictuel avec leur corps et essaient de se réinventer, de faire en sorte de se sentir plus grandes, afin d’être vues… C’est leur façon de s’y prendre qui pose problème. Elles perdent contact avec la réalité. »
De fait, Jackie, comme Maud avant elle, sombrera dans la psychose, à la différence que, cette fois, Rose Glass opte pour une issue beaucoup plus lumineuse… quoique « moralement ambiguë », noir oblige.
Coordonner l’intimité
Le désir conjugué au féminin pluriel est un autre élément récurrent chez la réalisatrice. Dans Saint Maud, la protagoniste ne parvenait pas à assumer ledit désir, tandis que dans Love Lies Bleeding, Lou et Jackie vivent pleinement leur passion.
« L’élément sexuel dans Saint Maud était à l’image de Maud : timide. Quand j’ai eu le feu vert pour ce filmci, je me suis sentie encouragée, enhardie, et j’ai voulu que ça se traduise par une approche sans peur, franche. »
Il en résulte un traitement viscéral de la violence et désinhibé de la sexualité. À ce propos, Rose Glass se dit ravie d’avoir pu compter sur la présence d’une coordinatrice d’intimité.
« Tout est chorégraphié dans un film, mais c’est particulièrement vrai des séquences d’action… et d’intimité. Pour ces dernières, la présence d’une coordinatrice d’intimité, ça simplifiait tout. Ça permettait à tout le monde de savoir exactement ce qu’on allait tourner et comment on allait le tourner, de poser les questions pertinentes auparavant, d’exprimer doutes et angoisses, de nommer ses limites… Bref, d’être sur la même longueur d’onde. »
Ce qui fit en sorte que des moments de tournage potentiellement délicats ne générèrent pas le moindre souci.
Un bon moteur
La chose ne fut pas pour déplaire à Rose Glass, qui tournait aux États-Unis pour la première fois et qui était soucieuse de rendre adéquatement l’ambiance « Americana » souhaitée.
« Initialement, je n’avais pas l’intention de camper le film aux États-Unis : j’envisageais l’Angleterre ou l’Écosse. C’est en cours d’écriture, avec toutes ces influences du film noir, que ce choix s’est imposé. Et puis, dès lors que vous commencez à parler de muscles et d’armes à feu… Vos pensées se tournent vers les États-Unis. Il n’empêche, j’ai d’abord lutté contre ça, parce que je n’étais pas familière avec ce pays et que l’idée d’aller filmer làbas… Je ne me sentais pas qualifiée. »
Le doute dut être un bon moteur. En effet, avec Love Lies Bleeding, Rose Glass ne se borne pas à visiter une certaine Amérique : elle déconstruit avec panache et fougue l’un de ses genres cinématographiques les plus emblématiques.
Je suis toujours fascinée de constater, au cinéma, que certains personnages semblent avoir la permission de commettre des actes terribles, alors que d’autres, non ROSE GLASS