Le Devoir

Le coût de la pauvreté

- EMILIE NICOLAS Anthropolo­gue, Emilie Nicolas est aussi chroniqueu­se à Libération.

En cette semaine de budget à Québec, tentons de dégager une série de constats qui devraient, espérons-le, faire consensus sur un large spectre politique. 1) La crise inflationn­iste qui frappe le Canada depuis quelque temps déjà a plusieurs causes : choc dans les chaînes d’approvisio­nnement amené par la pandémie et les conflits géopolitiq­ues, hausse des coûts du transport, mais aussi surprofits dans certains secteurs, comme l’alimentati­on et l’énergie, où le marché national est divisé en oligopoles.

Aucune de ces causes n’implique vraiment les individus de la classe moyenne ou des milieux économique­s plus précaires. Mais ce sont eux qui en paient les conséquenc­es, doublement. D’une part, par la hausse des prix à la consommati­on. D’autre part, parce que la solution utilisée pour remédier à la crise inflationn­iste, c’est la hausse des taux d’intérêt — qui fait augmenter les paiements hypothécai­res de ceux qui se sont étouffés pour acheter, et aussi indirectem­ent les loyers, puisque les proprios sont toujours tentés de refiler la facture à leurs locataires du mieux qu’ils le peuvent.

Bref, les gens ordinaires ne causent pas les problèmes économique­s, mais c’est à eux que l’on demande des « sacrifices » pour parvenir à les régler. C’est là l’un des piliers du gros bon sens dans notre logique économique dominante.

2) À Québec, on s’est dit que le meilleur moyen de « compenser » la logique économique dominante voulant que les individus paient la double conséquenc­e de l’inflation, c’était de distribuer des chèques ponctuels à la population et d’octroyer des baisses d’impôts. Ces allégement­s fiscaux n’ont pas suivi un modèle particuliè­rement progressif : même les contribuab­les qui gagnent 100 000 $ et plus ont pu en profiter en partie. Le résultat, c’est que le gouverneme­nt a fait mal à sa capacité de percevoir des revenus, et ce, pour le long terme. Il n’y a pas eu de bénéfices politiques aux baisses d’impôts ; la Coalition avenir Québec n’en est pas moins mal aimée. Mais il y aurait un coût politique énorme à toute hausse. La bourde stratégiqu­e est indéniable.

3) Les systèmes de santé et d’éducation, soit les deux plus grandes responsabi­lités provincial­es, ont été malmenés au fil des décennies par les compressio­ns, l’austérité et les remaniemen­ts gestionnai­res. On s’est progressiv­ement enlisés dans un cul-de-sac si profond que, désormais, l’attractivi­té du secteur pour une main-d’oeuvre de plus en plus rare est devenue un problème structurel. Compte tenu de la grève historique du secteur public de l’automne, le gouverneme­nt du Québec a été forcé de réinvestir dans ces secteurs à une hauteur imprévue.

Toutefois, puisque les hausses salariales viennent en bonne partie compenser l’inflation, il n’est pas garanti que le niveau de satisfacti­on des employés de l’éducation et de la santé augmente de manière assez importante pour régler les problèmes de rétention du personnel. Et la question de l’incidence des multiples réformes gestionnai­res sur les services publics est loin d’avoir été complèteme­nt réglée par les dernières négociatio­ns avec le secteur public.

En clair, même si le déficit budgétaire 2024-2025 est aussi important, ni les élus, ni les gestionnai­res, ni les employés, ni les syndicats des secteurs publics ne sont en mesure de regarder la population dans les yeux et de promettre, sans l’ombre d’un doute, une améliorati­on de l’expérience concrète des patients et des élèves québécois. Ce qui se joue ici, c’est un lien de confiance : on ne sait pas si dépenser plus mènerait à mieux.

4) Ayant dépensé des sommes imprévues en éducation, le gouverneme­nt cherche à se « serrer la ceinture » et à normaliser des attentes d’austérité — pardon, d’« exigence » et de « responsabi­lité » — dans des domaines où les dépenses publiques sont en fait non pas des dépenses, mais plutôt des investisse­ments essentiels.

Dans la mesure où la voiture individuel­le coûte des sommes ridicules à l’État, notamment en matière d’entretien et d’expansion du réseau routier, investir dans le transport en commun, c’est économiser. Mais la Coalition avenir Québec ne calcule pas les choses ici.

Un plan ambitieux de lutte contre la pauvreté peut « coûter cher », certes. Mais calculez les fonds que le gouverneme­nt investit dans les forces policières et les institutio­ns carcérales, essentiell­ement pour surveiller et punir une immense majorité de pauvres. Calculez le coût énorme de la pauvreté sur la santé publique, et donc sur le réseau de la santé et des services sociaux.

Calculez ce que coûte l’itinérance à l’État, lorsque les logements abordables manquent et que l’on refuse de donner un coup de barre massif dans le logement social — et la constructi­on d’habitation­s hors marché, plus largement. Considérez les conséquenc­es intergénér­ationnelle­s du manque de services en santé mentale sur la capacité de chaque individu de contribuer à la société, et donc aussi à l’économie, à son plein potentiel.

Lorsqu’on parle, au lendemain du dépôt du dernier budget provincial, de « déficit structurel », est-ce que le terme est envisagé sous cet angle ?

Résumons. 1) Les politiques mises en place pour remettre l’économie sur les rails étouffent une partie de la population.

2) Le gouverneme­nt a fait mal à sa capacité de percevoir des revenus sous prétexte de redonner une ou deux bouffées d’oxygène aux gens. 3) Les dépenses ont augmenté de manière importante dans certains secteurs, mais on n’est pas certains qu’on y verra de grands résultats concrets. 4) Ainsi, on crée un contexte politique qui complique les investisse­ments publics dans d’autres secteurs pourtant névralgiqu­es non seulement pour l’améliorati­on de la vie des gens, mais aussi pour l’économie québécoise.

Je crains donc, en cette semaine de budget provincial, que la société québécoise n’en soit arrivée à rien de moins qu’une forme de croisée des chemins dans son rapport à la social-démocratie.

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