Le coût de la pauvreté
En cette semaine de budget à Québec, tentons de dégager une série de constats qui devraient, espérons-le, faire consensus sur un large spectre politique. 1) La crise inflationniste qui frappe le Canada depuis quelque temps déjà a plusieurs causes : choc dans les chaînes d’approvisionnement amené par la pandémie et les conflits géopolitiques, hausse des coûts du transport, mais aussi surprofits dans certains secteurs, comme l’alimentation et l’énergie, où le marché national est divisé en oligopoles.
Aucune de ces causes n’implique vraiment les individus de la classe moyenne ou des milieux économiques plus précaires. Mais ce sont eux qui en paient les conséquences, doublement. D’une part, par la hausse des prix à la consommation. D’autre part, parce que la solution utilisée pour remédier à la crise inflationniste, c’est la hausse des taux d’intérêt — qui fait augmenter les paiements hypothécaires de ceux qui se sont étouffés pour acheter, et aussi indirectement les loyers, puisque les proprios sont toujours tentés de refiler la facture à leurs locataires du mieux qu’ils le peuvent.
Bref, les gens ordinaires ne causent pas les problèmes économiques, mais c’est à eux que l’on demande des « sacrifices » pour parvenir à les régler. C’est là l’un des piliers du gros bon sens dans notre logique économique dominante.
2) À Québec, on s’est dit que le meilleur moyen de « compenser » la logique économique dominante voulant que les individus paient la double conséquence de l’inflation, c’était de distribuer des chèques ponctuels à la population et d’octroyer des baisses d’impôts. Ces allégements fiscaux n’ont pas suivi un modèle particulièrement progressif : même les contribuables qui gagnent 100 000 $ et plus ont pu en profiter en partie. Le résultat, c’est que le gouvernement a fait mal à sa capacité de percevoir des revenus, et ce, pour le long terme. Il n’y a pas eu de bénéfices politiques aux baisses d’impôts ; la Coalition avenir Québec n’en est pas moins mal aimée. Mais il y aurait un coût politique énorme à toute hausse. La bourde stratégique est indéniable.
3) Les systèmes de santé et d’éducation, soit les deux plus grandes responsabilités provinciales, ont été malmenés au fil des décennies par les compressions, l’austérité et les remaniements gestionnaires. On s’est progressivement enlisés dans un cul-de-sac si profond que, désormais, l’attractivité du secteur pour une main-d’oeuvre de plus en plus rare est devenue un problème structurel. Compte tenu de la grève historique du secteur public de l’automne, le gouvernement du Québec a été forcé de réinvestir dans ces secteurs à une hauteur imprévue.
Toutefois, puisque les hausses salariales viennent en bonne partie compenser l’inflation, il n’est pas garanti que le niveau de satisfaction des employés de l’éducation et de la santé augmente de manière assez importante pour régler les problèmes de rétention du personnel. Et la question de l’incidence des multiples réformes gestionnaires sur les services publics est loin d’avoir été complètement réglée par les dernières négociations avec le secteur public.
En clair, même si le déficit budgétaire 2024-2025 est aussi important, ni les élus, ni les gestionnaires, ni les employés, ni les syndicats des secteurs publics ne sont en mesure de regarder la population dans les yeux et de promettre, sans l’ombre d’un doute, une amélioration de l’expérience concrète des patients et des élèves québécois. Ce qui se joue ici, c’est un lien de confiance : on ne sait pas si dépenser plus mènerait à mieux.
4) Ayant dépensé des sommes imprévues en éducation, le gouvernement cherche à se « serrer la ceinture » et à normaliser des attentes d’austérité — pardon, d’« exigence » et de « responsabilité » — dans des domaines où les dépenses publiques sont en fait non pas des dépenses, mais plutôt des investissements essentiels.
Dans la mesure où la voiture individuelle coûte des sommes ridicules à l’État, notamment en matière d’entretien et d’expansion du réseau routier, investir dans le transport en commun, c’est économiser. Mais la Coalition avenir Québec ne calcule pas les choses ici.
Un plan ambitieux de lutte contre la pauvreté peut « coûter cher », certes. Mais calculez les fonds que le gouvernement investit dans les forces policières et les institutions carcérales, essentiellement pour surveiller et punir une immense majorité de pauvres. Calculez le coût énorme de la pauvreté sur la santé publique, et donc sur le réseau de la santé et des services sociaux.
Calculez ce que coûte l’itinérance à l’État, lorsque les logements abordables manquent et que l’on refuse de donner un coup de barre massif dans le logement social — et la construction d’habitations hors marché, plus largement. Considérez les conséquences intergénérationnelles du manque de services en santé mentale sur la capacité de chaque individu de contribuer à la société, et donc aussi à l’économie, à son plein potentiel.
Lorsqu’on parle, au lendemain du dépôt du dernier budget provincial, de « déficit structurel », est-ce que le terme est envisagé sous cet angle ?
Résumons. 1) Les politiques mises en place pour remettre l’économie sur les rails étouffent une partie de la population.
2) Le gouvernement a fait mal à sa capacité de percevoir des revenus sous prétexte de redonner une ou deux bouffées d’oxygène aux gens. 3) Les dépenses ont augmenté de manière importante dans certains secteurs, mais on n’est pas certains qu’on y verra de grands résultats concrets. 4) Ainsi, on crée un contexte politique qui complique les investissements publics dans d’autres secteurs pourtant névralgiques non seulement pour l’amélioration de la vie des gens, mais aussi pour l’économie québécoise.
Je crains donc, en cette semaine de budget provincial, que la société québécoise n’en soit arrivée à rien de moins qu’une forme de croisée des chemins dans son rapport à la social-démocratie.