Pleins feux sur le cryptoart
Avec What the Punk ! et Obvious, l’événement s’intéresse à la folie spéculative du siècle
Il fallait bien y arriver. Le Festival international du film sur l’art (FIFA) commence jeudi soir avec la présentation d’un documentaire sur une étrange et fascinante affaire crypto-artistique qui résume notre époque opaque. L’histoire toute récente commence dans une salle de ventes aux enchères new-yorkaise en octobre 2018. Le portrait fantomatique Edmond de Belamy, créé par le collectif français Obvious, fait alors l’histoire en devenant la première oeuvre réalisée par une intelligence artificielle écoulée à l’encan.
La maison Christie’s croyait brader la synthèse de portraits classiques pour 10 000 $. L’oeuvre en a rapporté finalement 50 fois plus (avec les commissions et les taxes). Elle a été achetée par un riche Hongkongais qui se dévoile dans le film en étant certain d’avoir mis la main sur l’équivalent de La Joconde. Dans le film, quand les jeunes artistes numériques dévoilent pour la première fois leur création à des amis, on les entend rigoler très fort…
Le film Obvious. Hackers de l’art raconte la suite de choses. Depuis, le trio de jeunes créateurs français peine à s’imposer, malgré quelques projets inventifs comme cette idée de créer une nouvelle Marianne en amalgamant des milliers de visages de Françaises « ordinaires ».
Le FIFA s’intéresse également à une autre histoire de cryptoart encore plus délirante. En 2017, deux programmeurs canadiens, Matt Hall et John Watkinson, réalisaient des piges en informatique dans leur bureau d’un coin miteux de Brooklyn quand ils ont eu l’idée de se divertir en réalisant un petit projet artistique inspiré des cartes de hockey bien de chez nous. Leur algorithme bâti en une quinzaine d’heures a généré 10 000 personnages rectangulaires de 24 pixels sur 24 pixels colorés. La collection complète des CryptoPunks fut liée à la chaîne de blocs Ethereum et laissée à la spéculation pour qui en voudrait.
« C’était un mardi après-midi, on a mis ça en ligne et on est allés prendre une bière sans plus y penser », raconte John Watkinson dans le documentaire What the Punk!. L’engouement a décollé pendant le weekend après un article du site Mashable couvrant les réseaux sociaux. Une création numérique a nourri l’autre. Dans l’article, le journaliste s’interrogeait sur la valeur réelle de la production : s’agissait-il d’une fumisterie ou de l’équivalent contemporain des sérigraphies de Warhol ?
La formule a fait mouche et les spéculateurs ont bien voulu croire à la seconde option, celle de la création géniale malgré elle. La série est devenue la mère de toutes les productions de cryptoart utilisant le jeton non fongible (NFT), technologie garantissant l’originalité d’un objet informatique (un jeton) à l’aide d’un identifiant numérique.
Les investisseurs ont échangé et accumulé des centaines de millions de dollars une fois la fièvre bien prise, souvent en se payant bien sûr en cryptomonnaie. « C’est comme pouvoir acheter un Picasso pour quelques centaines de dollars », dit un des investisseurs. « Dans 30 ans, l’oeuvre sera dans tous les musées. Sauf que ce qui devait se produire en 10 ans s’est produit en 10 mois… » Le dessin numéro 7523 de la série s’est vendu à lui seul 11,7 millions de dollars américains lors d’une enchère de Sotheby’s en juin 2021.
Folie hyper-spéculative
C’était un mardi après-midi, on a mis ça en ligne et on est allés prendre une bière sans plus y penser » JOHN WATKINSON DANS WHAT
THE PUNK !
Les deux films ont le mérite d’exposer une réalité sidérante en mutation à une vitesse exponentielle. Même les prouesses d’Obvious semblent appartenir à l’âge de la pierre numérique par rapport à ce que permettent maintenant les générateurs d’images accessibles gratuitement en ligne pour tous. Et un nouveau programme dévoilé le mois dernier, Sora, pond déjà en un clin d’oeil des vidéos époustouflants de vérité.
La révolution créatrice par les machines s’étend. Les interrogations existentielles autour de l’« authenticité » et des rapports entre réel et virtuel s’amplifient. Les comédiens étasuniens ont été en grève pendant des mois l’an dernier pour baliser l’utilisation de l’IA. Cette semaine, dans The Guardian, le compositeur Guy Chambers s’inquiétait de la possibilité bien réelle de la disparition de son métier. « N’importe qui pourrait insérer dans un programme d’IA une commande du genre : “Je veux une chanson à 100 bpm qui ressemble à un croisement entre Abba et Artic Monkeys.” De la musique sera ensuite créée et ça sonnera plutôt bien », nota-t-il.
La spéculation autour des expérimentations numériques dit aussi des choses essentielles sur notre temps. Les deux films réfèrent à l’oeuvre Everydays, de l’Américain Beeple, collage réalisé en ligne à partir de 5000 dessins et animations générés par ordinateur. Sa vente chez Christie’s a rapporté plus de 100 millions de dollars canadiens, alors que des toiles de maître ne trouvent plus preneur à un dixième ou centième de ce prix. Le succès des CryptoPunks a stimulé la production de la série des Bored Apes, qui a généré deux milliards de dollars en transactions en quelques mois. La surenchère porte maintenant sur les terrains et immeubles non fongibles et non tangibles des métavers.
Le cryptoart devient ainsi le symptôme d’un capitalisme malsain carburant à l’hyperspéculation sur du vide (ou presque). La même folie délirante explique les sommes stratosphériques échangées autour des cryptomonnaies. Le plus détestable de notre monde s’y concentre, à commencer par de l’argent et à ne plus savoir quoi en faire au point de s’en servir pour payer des fortunes de petits dessins insignifiants. D’ailleurs, le magazine Currents Affairs (mais pas les deux documentaires, trop hagiographiques) se demandait récemment si les NFT n’étaient pas, finalement, « la chose la plus stupide qui soit arrivée dans l’histoire de l’humanité »…
Obvious. Hackers de l’art est présenté en ouverture du FIFA jeudi à 19 h, au théâtre Outremont, et sera disponible en ligne à partir du 22 mars. What the Punk! sera présenté au Musée McCord Stewart le 17 mars à 19 h.