Le Devoir

Reductio ad Hitlerum

- CHRISTIAN RIOUX

EQuoi de plus excitant pour des génération­s qui n’ont connu pour toute « guerre » que celle des cours de récréation et de la COVID que de se rêver résistante­s et de se payer un grand frisson antifascis­te pas cher ?

n me levant, j’étais convaincu de m’être trompé de siècle. À la radio, il était question d’Édouard Daladier et de Neville Chamberlai­n. Plus tard, on a évoqué les accords de Munich et le ghetto de Varsovie. Mais à quelle époque étais-je donc ? Je m’étais pourtant endormi en 2024 ! La veille, le parti d’Emmanuel Macron, Renaissanc­e, avait lancé sa campagne des élections européenne­s. Tous les barons de la macronie étaient rassemblés à Lille autour de leur tête de liste, Valérie Hayer. Peut-être pour se donner un peu de contenance, celle qui était hier encore une parfaite inconnue y est allée d’un long discours truffé de références historique­s. Rien de tel pour en imposer… à condition bien sûr de ne pas se tromper.

La candidate s’est lancée dans une dénonciati­on tous azimuts de l’« esprit munichois ». De sinistre mémoire, la capitale de la Bavière est ce lieu où, en 1938, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et l’Italie ratifièren­t le dépeçage de la Tchécoslov­aquie, ouvrant ainsi la porte aux visées belliciste­s de Hitler. Et la candidate de s’exclamer :

« Hier, Daladier et Chamberlai­n ; aujourd’hui, Le Pen et Orbán. Les mêmes mots, les mêmes arguments, les mêmes débats. Nous sommes à Munich en 1938. »

Il aura suffi d’une fraction de seconde pour que ce parallèle audacieux fasse aussitôt s’esclaffer tous les historiens de France et de Navarre. En effet, Daladier ne signa cet accord qu’à contrecoeu­r, estimant être tombé dans un traquenard. À son retour en France, le président du Conseil s’attendait à être accueilli par une brique et un fanal. Il fut au contraire acclamé. D’où cette réplique célèbre : « Ah les cons ! S’ils savaient ! » L’élu radical-socialiste sera plus tard arrêté par le régime de Vichy avant son embarqueme­nt sur le Massilia vers l’Afrique du Nord, où il souhaitait former un gouverneme­nt de résistance. Il sera ensuite traduit en justice par le gouverneme­nt Pétain, puis déporté en Allemagne.

« Instrument­alisation minable », s’est exclamé sur le réseau social X l’historien Maxime Michelet. Et son collègue Christophe Naudin de renchérir en parlant de « parallèles historique­s à la con ».

Quelques jours plus tard, c’était au tour du secrétaire national du Parti communiste français, Fabien Roussel, de comparer le siège de Gaza au ghetto de Varsovie. « Le génocide est en cours », a-t-il lancé. Comparaiso­n plus que téméraire, puisque 80 000 Juifs y moururent entre novembre 1940 et juillet 1942 — et qu’à l’été 1942, près de 300 000 seront déportés vers le centre d’exterminat­ion de Treblinka. Fabien Roussel a d’ailleurs cru bon de s’excuser pour ce moment d’égarement, reconnaiss­ant que « rien ne saurait être comparé à la Shoah sous peine de la relativise­r ».

Ce procédé qui consiste à clouer le bec à son adversaire en multiplian­t les comparaiso­ns fantaisist­es avec le fascisme, la « peste brune » et les « heures sombres de notre histoire » porte un nom : reductio ad Hitlerum. On doit la formule au philosophe Leo Strauss qui, dès 1951, ironisait en calquant l’expression « reductio ad absurdum » (raisonneme­nt par l’absurde). Comme le point Godwin (du nom de son auteur, l’avocat américain Mike Godwin), elle désigne ce point de non-retour où la discussion n’est plus possible et où l’adversaire est devenu le Mal en personne.

Est-ce par analphabét­isme historique ? Par paresse intellectu­elle ? Par peur d’analyser le présent ? Le philosophe François De Smet attribuait cette fixation sur cette période de l’histoire à la nostalgie des nazis et d’un univers manichéen où tout était simple et les distinctio­ns entre le Bien et le Mal, bien tranchées. « Nous manquons de méchants », disait-il avant de conclure : « Quelle victoire dans les esprits pour l’idéologie nazie que de nous faire frissonner par procuratio­n au XXIe siècle ! »

Ce temps n’est plus le nôtre, disait-il encore, notre époque étant devenue un « maelström de lobbies, d’identités, d’intérêts divergents devenus impossible­s à accorder ». Voilà pourquoi certains se rêvent dans un monde où le Troisième Reich n’aurait pas été vaincu et Hitler ne serait pas mort, leurs fantômes étant toujours à l’oeuvre quelque part.

Quoi de plus excitant pour des génération­s qui n’ont connu pour toute « guerre » que celle des cours de récréation et de la COVID que de se rêver résistante­s et de se payer un grand frisson antifascis­te pas cher ? Interrogé sur le sujet, le philosophe Luc Ferry a récemment eu cette réplique : « Je ne veux pas même pas discuter de ça. C’est trop bête. […]. Franco n’est pas en Espagne. Mussolini n’est pas en Italie. Salazar n’est pas au Portugal. Quoiqu’on puisse détester Poutine, il n’a pas comme projet d’exterminer six millions de Juifs. Tout ça est absurde ! »

Comment débattre en effet avec ces adolescent­s analphabèt­es en mal d’aventures pour qui il n’y a plus d’« adversaire­s », de « rivaux » et d’« opposants », mais que des « fascistes » en puissance ? Comment comprendre le monde quand il n’y a plus de « répression », d’« agression » ou de « carnage » puisque le mot « génocide » a réponse à tout ? Le dictionnai­re a soudaineme­nt subi une cure minceur ; la pensée aussi !

Le plus grave, c’est que, par ces comparaiso­ns absurdes, on s’empêche surtout de comprendre le présent. À pourfendre les démons d’hier, cette dérive juvénile est incapable de discerner ceux d’aujourd’hui. Décidément, Daladier n’avait pas tort : « Ah les cons ! S’ils savaient ! »

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