Le Devoir

Pour une réelle transition

- GUY TAILLEFER

l aura fallu l’hyperviole­nce des gangs criminels pour que Washington, et à sa traîne Ottawa, se résigne enfin à lâcher le premier ministre Ariel Henry et à envisager la formation d’un gouverneme­nt de transition, ce que toutes les voix au sein de la société civile réclamaien­t depuis plus de deux ans. Que n’ont-elles été entendues plus tôt ? Les bandes armées contrôlent aujourd’hui 80 % de Port-au-Prince, les déplacés fuyant l’insécurité se comptent par centaines de milliers, la famine guette au moins un million d’Haïtiens. Il y a eu les tontons macoutes des Duvalier, les chimères de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide, il y a maintenant les gangs fédérés autour du puissant « G9 et famille », dont le contrôle territoria­l est tel que le chef, Jimmy « Barbecue » Chérizier, ex-policier, est aujourd’hui en mesure de peser politiquem­ent sur la suite des choses. Ceux qui ont instrument­alisé les gangs au sein de la classe politique et de l’oligarchie actuelles ont fini par créer un monstre qui s’est autonomisé.

La crise est doublement grave puisqu’elle est simultaném­ent politique et sécuritair­e. Elle est d’autant plus difficile à résoudre qu’elle est enracinée dans le temps et que l’État haïtien est chroniquem­ent faible et corrompu. Que pourra donc contre le chaos le « conseil présidenti­el de transition » annoncé en urgence sous les auspices des États-Unis et de la Communauté caribéenne (CARICOM) ?

Ariel Henry avait perdu toute légitimité ; l’annonce de sa démission a été accueillie avec soulagemen­t. Autrement méfiantes et dubitative­s sont les réactions des Haïtiens de l’intérieur et de la diaspora au Québec à la stratégie occidental­e de transition. Elle suscite un fragile espoir dans la mesure où ledit conseil, qui sera formé de représenta­nts d’organisati­ons politiques, de la société civile et du patronat d’Haïti, entrouvre sur papier la porte à un dialogue politique plus inclusif, ce à quoi s’était opposé le non-élu Ariel Henry, soutenu par les États-Unis. En éditorial et à chaud, le quotidien haïtien Le Nouvellist­e veut croire qu’« Haïti chemine lentement vers un changement majeur de gouvernanc­e ». La crainte reste cependant vive que la communauté internatio­nale se fasse, comme toujours, plus décideuse que facilitatr­ice, sous son apparente prise de conscience. À se voir imposer des gouverneme­nts issus d’élections sans valeur démocratiq­ue, les Haïtiens ont à juste titre acquis le sentiment que leur est usurpé le droit de décider de leur avenir et de leur développem­ent — qu’ils sont assujettis à une tutelle néocolonia­le qui ne dit pas son nom.

Le fait est, constate-t-on, que Washington continue de s’appuyer sur une partie très impopulair­e de la classe politique, associée ou à Ariel Henry ou à l’ancien président Jovenel Moïse, assassiné en juillet 2021. Sont invités à se joindre au conseil provisoire, qui devra dans un premier temps s’entendre sur la nomination d’un premier ministre intérimair­e, des acteurs sur lesquels pèsent des soupçons de collusion avec le monde opaque et mafieux des gangs et des trafiquant­s de drogue transnatio­naux. Quel dialogue, dans ces conditions, sera possible entre ceux-là et le représenta­nt au conseil du mouvement social réuni autour de l’Accord de Montana, qui prône sur deux ans une radicale et nécessaire « transition de rupture » fondée sur la lutte contre la corruption et l’impunité ?

Écrivait sobrement cette semaine, sans se faire d’illusions, l’écrivaine haïtienne Yanick Lahens : « Espérons une attention plus manifeste aux malheurs de la population, un sursaut de lucidité, moins d’avidité pour le pouvoir, plus de modestie […]. Un nouvel émiettemen­t serait plus que désolant. »

Une exigence du plan de la CARICOM rebute en particulie­r : les membres du conseil transitoir­e doivent au préalable entériner le déploiemen­t sous mandat onusien d’une force de sécurité policière kényane. Les Haïtiens ont toutes les raisons de se rebiffer : d’abord, parce qu’il est loin d’être sûr que la force d’interposit­ion qui leur est imposée sera efficace ; ensuite, parce que la Mission de stabilisat­ion des Nations unies (MINUSTAH, 2004-2017) leur est restée en travers de la gorge.

Il n’empêche que la Police nationale haïtienne a d’urgence besoin d’être renforcée, d’une manière ou d’une autre, face aux gangs surarmés. Il serait utile que le Canada, en cette matière comme en d’autres, se rende plus proactif. En amont, les États-Unis auraient à ce titre un rôle capital à jouer, mais qu’ils ne jouent absolument pas, s’agissant de freiner le trafic d’armes en Haïti. « Les États-Unis sont la principale source d’armes à feu et de munitions en Haïti », indique un récent rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, et les armes sont de plus en plus sophistiqu­ées. Elles partent illiciteme­nt de ports de la Floride après avoir été achetées dans des États comme le Montana et la Géorgie. À lutter contre ce fléau, ce qu’ils ne feront pas, les États-Unis rendraient autrement concrets les efforts de paix et de stabilisat­ion qu’ils prétendent faire en Haïti.

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