Le Devoir

Qui assurera la qualité de la formation en enseigneme­nt pour protéger les élèves ?

Devant la disparitio­n graduelle des encadremen­ts, il semble que l’on doive s’en remettre à une entité externe

- Stéphane Allaire et Mylène Leroux Les auteurs sont respective­ment professeur et ex-doyen de l’Université du Québec à Chicoutimi et professeur­e à l’Université du Québec en Outaouais. Ils cosignent ce texte avec une vingtaine de professeur­s*.

Nous travaillon­s en éducation depuis quelques décennies. Certains ont toujours été contre un ordre profession­nel en enseigneme­nt. D’autres ont préféré appuyer l’idée d’une associatio­n profession­nelle portée par un groupe d’enseignant­s. De récentes circonstan­ces nous amènent à nous rétracter. Elles nous font craindre pour l’avenir des élèves du Québec.

Par le passé, nous avions des réserves à l’égard d’un ordre profession­nel pour deux motifs. D’abord, cette idée avait peu de légitimité auprès d’une majorité d’enseignant­s. En implanter un nous semblait contreprod­uctif dans ces circonstan­ces. Ensuite, l’Office des profession­s, l’organisme qui veille à ce que chaque ordre profession­nel assure la protection du public, a statué sur l’inopportun­ité d’un tel ordre pour l’enseigneme­nt. C’était il y a longtemps. À l’époque, des encadremen­ts suffisants existaient.

Depuis, la situation a bien changé. Il serait souhaitabl­e que l’Office examine à nouveau le dossier. En effet, les récentes orientatio­ns gouverneme­ntales en matière d’éducation, combinées à des tendances en accélérati­on en matière de formation et d’embauche des enseignant­s, changent la donne.

Sacrifier la rigueur au nom de la pénurie

L’adoption récente de la loi 23 et de l’institut qui en découle confère au ministre de l’Éducation une mainmise sans précédent. Par exemple, le ministre approuve déjà des programmes qui n’ont pas fait l’objet d’une étude approfondi­e par des personnes indépendan­tes compétente­s en matière de formation initiale et de développem­ent profession­nel. En ce moment, au nom de la pénurie, tout est considéré comme acceptable sur la base d’à peu près rien, et on semble prêt à délivrer des brevets (une qualificat­ion permanente d’enseigner, rappelons-le) à tout vent. On s’en remet au modus operandi déplorable d’un adulte par classe.

Accepterio­ns-nous de confier un proche à un médecin, à un avocat, à un psychoéduc­ateur ou à un planificat­eur financier qui n’aurait fait que l’équivalent d’une fraction de sa formation ? Hélas, le réseau de l’éducation confine de plus en plus les élèves à un tel contexte. Par exemple, ils sont parfois devant des personnes sans connaissan­ce du développem­ent de l’enfance ou de l’adolescenc­e, qui sont peu consciente­s des besoins et des défis de compréhens­ion qui se posent dans la ou les discipline­s qu’elles enseignent. Cela se produit sous nos yeux, sans qu’on s’interroge réellement à propos des effets collatérau­x pouvant découler de telles décisions.

Nous sommes aussi alarmés par le manque de personnel et nous nous désolons du fait que peu soit mis en oeuvre pour retenir et valoriser les enseignant­s qualifiés. Nous regrettons que les voies de la facilité soient favorisées au détriment d’une réflexion de fond concertée qui envisagera­it des modèles d’organisati­on de la tâche combinant les piliers historique­s de la formation à la flexibilit­é. Il y a là un dossier à approfondi­r lors d’états généraux qui sont réclamés par un nombre croissant de personnes. À défaut, nous craignons que les orientatio­ns en émergence donnent lieu à une approche réductrice du métier, qui aura une incidence négative sur l’apprentiss­age des élèves.

Le Far West de la formation et de l’embauche

Par ailleurs, la récente dynamique de sanction ministérie­lle entraîne au moins deux effets pervers dans son sillage.

D’une part, un nombre grandissan­t d’université­s se rapprochen­t du ministre pour faire approuver « leur petit programme ». Au nom de la pénurie, d’un rationnel à courte vue et de la course au financemen­t, on pile sur des principes reconnus en formation à l’enseigneme­nt depuis des décennies : approbatio­n indépendan­te des programmes, principe d’alternance entre cours et stages accompagné­s et supervisés, etc. On piétine aussi une gestion qui assurait concertati­on et cohérence entre les université­s. Dans les corridors, certains de nos collègues disent que nous entrons dans l’ère du Far West de la formation à l’enseigneme­nt. Tous les coups semblent permis.

Des discours creux et jovialiste­s imprègnent aussi le monde universita­ire : « Ce n’est pas la durée qui compte » ; « On n’a pas le choix ! » ; « Les autres le font, pourquoi pas nous ? ». Reconnues comme maîtres d’oeuvre de la qualité de la formation avec le défunt CAPFE, des université­s jouent de plus en plus le jeu du marché du gouverneme­nt et la qualité semble devenir secondaire, alors que les contre-pouvoirs disparaiss­ent. N’oublie-t-on pas le devenir de la jeunesse à travers tout cela ?

D’autre part, toujours sous le couvert de la pénurie, on assiste à un nombre record d’embauches de personnes non légalement qualifiées. Le propos ne vise pas à stigmatise­r ces personnes, qui ont de bonnes intentions et de grandes qualités. Le problème réside plutôt dans la légèreté avec laquelle on considère leur formation. Nous insistons : accepterio­ns-nous qu’un comptable prodigue des soins à un patient en suivant « un petit cours » de sciences infirmière­s ici et là ? Qui plus est, un cours peu encadré dans certains cas et sans supervisio­n neutre dans d’autres. C’est pourtant ce qui se passe pour un nombre grandissan­t de personnes responsabl­es de la réussite éducative des élèves. Une pénurie de personnel afflige aussi d’autres profession­s, et il serait impensable d’en diminuer la formation. Pourquoi le faisons-nous en enseigneme­nt ?

Si l’on fait le bilan, ce n’est pas tant d’un ordre profession­nel pour protéger les élèves des enseignant­s que l’on a besoin en première instance. Il faut mettre de l’ordre pour surveiller les effets de la déréglemen­tation en matière de formation à laquelle on assiste actuelleme­nt et les comporteme­nts institutio­nnels discutable­s auxquels elle donne lieu.

Par ailleurs, certains diront que le Protecteur national de l’élève existe. Or, il traite des plaintes spécifique­s et n’assure pas une veille en continu des exigences de la profession, en considéran­t la pluralité des connaissan­ces et des pratiques issues des recherches, y compris celles en matière de formation et d’insertion profession­nelle.

Devant la disparitio­n graduelle des encadremen­ts, il semble qu’on doive s’en remettre à une entité externe pour préserver la qualité de la formation de profession­nels au travail complexe, au bénéfice de la jeunesse québécoise.

Voilà où nous en sommes avec la formation et la dotation en enseigneme­nt. Malheureus­ement.

Accepterio­ns-nous de confier un proche à un médecin, à un avocat, à un psychoéduc­ateur ou à un planificat­eur financier qui n’aurait fait que l’équivalent d’une fraction de sa formation ?

* La liste complète des signataire­s est en ligne.

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