Le Devoir

La fracture

- ÉLISABETH VALLET

Il fallait une dizaine de minutes pour quitter l’église catholique du Sacré-Coeur de McAllen pour se rendre au petit bâtiment de plainpied, à cinq coins de rue de là, sur Main Street, qui abrite l’une des dernières cliniques pratiquant les interrupti­ons volontaire­s de grossesse au Texas. Sur le parvis, les fidèles distribuai­ent des dépliants antiavorte­ment qui en dénonçaien­t les activités.

Un an et demi après l’annulation de Roe v. Wade, le paysage a changé. La clinique Whole Women’s Health a fait place (après qu’un prête-nom en eut fait l’acquisitio­n) à un groupe anti-choix, le McAllen Pregnancy Center. Depuis longtemps situé trois portes plus loin, il a symbolique­ment investi le bâtiment. Un peu comme une puissance belligéran­te viendrait occuper un lieu de pouvoir après avoir âprement combattu et remporté une portion de territoire. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on parle de « guerres culturelle­s ».

En effet, si l’immigratio­n est devenue le cheval de bataille du camp républicai­n, le droit au choix en santé reproducti­ve est désormais celui des démocrates : c’est une véritable guerre de tranchées politique qui se dessine… et dont la société américaine ne sortira pas gagnante.

Cette fracture est l’aboutissem­ent de fissures tracées par plusieurs décennies de coups de boutoir du mouvement anti-choix qui, à force de soutien à des législatio­ns radicales et de contestati­ons judiciaire­s, a fini par obtenir gain de cause (il vaut la peine de revoir le documentai­re Reversing Roe sur Netflix pour comprendre le procédé). La mobilisati­on politique du droit a payé et une poignée de juges de la Cour suprême des États-Unis a fini par tracer un profond sillon dans le droit et dans la société, dont ils ne semblent plus pouvoir s’extraire.

Ce n’était pourtant pas leur destinée constituti­onnelle : Alexander Hamilton, parmi les pères fondateurs, les dépeignait comme « la moins dangereuse de toutes les branches », ce que le politologu­e Robert A. Dahl confirmait en 1957 en décrivant une institutio­n toujours à la remorque des évolutions sociales. Mais le vent a tourné et la haute juridictio­n se retrouve au coeur de la mêlée politique, au risque de devenir, pour reprendre les termes de David A. Kaplan, « la plus dangereuse des branches ».

Car les juges ont eu beau jeu, dans l’arrêt Dobbs, de dire qu’il ne leur appartenai­t pas, comme institutio­n, de définir une politique nationale pour justifier de renvoyer vers les États la question de l’avortement. Il demeure qu’en acceptant de se saisir de deux nouvelles causes, ils ont de nouveau entre leurs mains le pouvoir de renvoyer certains pans de la société aux années 1950.

Le 26 mars, ils commencero­nt à entendre les arguments concernant l’accès à la mifépristo­ne : le cas a été porté devant les cours par le groupe Alliance for Hippocrati­c Medicine contestant la possibilit­é, approuvée par la FDA (Food and Drug Administra­tion), de prescrire en ligne et d’envoyer par la poste cette pilule utilisée pour les interrupti­ons médicament­euses de grossesse. La stratégie employée a été la même que pour faire infirmer Roe v. Wade : faute de pouvoir bannir cet emploi, le groupe s’est réessayé sur des aspects plus précis, jusqu’à être entendu en Cour suprême.

En toile de fond, cette stratégie, qui est fondée sur les complicati­ons (et ce faisant, la dangerosit­é potentiell­e) liées à l’emploi d’un médicament et qui conteste implicitem­ent l’évaluation scientifiq­ue de la FDA, peut largement dépasser ce seul objectif : le risque est celui de la démultipli­cation de recours idéologiqu­es contre d’autres formes de médication, allant de la contracept­ion aux vaccins.

Par ailleurs, en avril, cette même Cour suprême devra entendre les arguments sur l’obligation imposée par l’Emergency Medical Treatment & Labor Act (EMTALA) aux hôpitaux (notamment ceux de financemen­t en lien avec Medicare) de fournir une interrupti­on de grossesse en cas d’urgence. Deux cas sont pendants : l’un issu du Texas (où la Cour d’appel du cinquième circuit des États-Unis a estimé que l’EMTALA ne pouvait pas contraindr­e des médecins à interrompr­e une grossesse, même en cas d’urgence) et l’autre, de l’Idaho (où une cour de district a établi l’inverse).

Ces deux cas ont en commun qu’ils opposent sur le terrain judiciaire le fédéral à des États rouges. Une dynamique que l’on retrouve donc autant en santé reproducti­ve que dans le domaine de l’immigratio­n. Avec, en toile de fond, la décision de la Cour suprême de l’Alabama sur le fait que des embryons gelés seraient des personnes et la possibilit­é d’un autre coup de scalpel de l’édifice de la santé reproducti­ve.

Ce n’est donc pas un hasard si, alors que le gouverneme­nt démocrate peine à se faire entendre sur le terrain de la gestion frontalièr­e — et y perd même régulièrem­ent des plumes —, la santé reproducti­ve est devenue le cheval de bataille d’un Joe Biden qui n’a longtemps parlé d’avortement que du bout des lèvres. On notera d’ailleurs qu’alors que le mot figure explicitem­ent dans la version rédigée de son discours sur l’état de l’Union (disponible sur le site de la Maison-Blanche), le président américain ne l’a pas prononcé devant le Congrès.

Mais la lutte est réelle pour ces électeurs qui doutent de leur engagement envers Biden, pour ceux qui commencent à lorgner du côté des républicai­ns, pour ceux qui n’ont pas encore décidé de ce qu’ils feront le 5 novembre prochain. C’est pour cela que, sans doute pour la première fois dans l’histoire, la vice-présidente Harris est allée visiter, dans le cadre de son tour des États pivots sur le thème « Fight for Reproducti­ve Freedoms », une clinique de santé reproducti­ve pratiquant les interrupti­ons volontaire­s de grossesse dans le Minnesota.

Car cet État a adopté rapidement, après l’arrêt Dobbs, une loi protégeant le droit à la liberté reproducti­ve — y compris l’avortement, la contracept­ion et les services de fertilité. Le Minnesota est devenu un États refuge, puisque les deux Dakota voisins ont fait le chemin inverse en interdisan­t l’avortement.

Si les démocrates ont arrêté de marcher sur la pointe des pieds sur ce sujet, c’est que la majorité (58 % des Américains et 61 % des femmes de moins de 50 ans) abonde dans le sens de la liberté de choix (et doit-on rappeler ici qu’être pro-choix n’est pas forcément être pro-avortement, alors qu’être anti-choix, c’est avant tout être antiavorte­ment). C’est aussi un dossier qui mobilise.

C’est surtout un thème qui surligne les grandes fractures de la société. Où les inégalités d’accès touchent de manière disproport­ionnée les communauté­s économique­ment fragiles et socialemen­t vulnérable­s. Où la géographie est clé pour définir l’accès aux services publics et trace une ligne de faille entre deux Amériques — l’une blanche, l’autre pas ; l’une nantie, l’autre pas ; l’une bleue, l’autre rouge… Une fracture aux perspectiv­es dantesques qui ne paraît pas vouloir se résorber.

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Professeur­e en études internatio­nales au CMR-Saint Jean et essayiste, Élisabeth Vallet est directrice de l’Observatoi­re de géopolitiq­ue de la Chaire RaoulDandu­rand.

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