Le Devoir

Malaises identitair­es

- NORMAND BAILLARGEO­N Docteur en philosophi­e, docteur en éducation et chroniqueu­r, Normand Baillargeo­n a écrit, dirigé ou traduit et édité plus de soixante-dix ouvrages.

Pardonnez au philosophe qui ne peut passer à côté : la délicate question de l’identité revient sans cesse dans l’actualité. Et elle a d’importante­s répercussi­ons en éducation, où elle soulève d’immenses questions. En ce qui concerne l’identité, dans les bienheureu­ses mathématiq­ues, tout va très bien. A = A… et avec quelques ajouts, tout s’ensuit harmonieus­ement. Mais ailleurs… Et de nos jours plus que jamais…

Identité individuel­le, identité collective

Il y a bien entendu d’abord l’identité individuel­le. Pensez-y un moment. Qui êtes-vous ? Comment vous définissez-vous ? Comment êtes-vous devenu ce que vous êtes ?

On conviendra vite que la question est complexe et que des tas de facteurs ont joué un rôle. Parmi eux : notre famille, la biologie, l’hérédité, notre éducation, nos rencontres, la société où on est né, celle où on a vécu, des voyages, des hasards…

Puis, il y a aussi l’identité collective, elle aussi complexe et travaillée par divers facteurs, et notamment par l’histoire.

Je disais que l’actualité nous ramène ces sujets. Voyez plutôt.

Dans le premier cas, c’est notamment avec la délicate question de l’identité de genre. Un récent reportage de l’émission Enquête, de

Radio-Canada, qu’il faut visionner, a avec raison beaucoup fait jaser.

Qui décide qu’il y a ou non dysphorie de genre ? Comment et sur quelle base en juger ? Quelle place faire à ce qu’un enfant dit de son identité ? Comment agir ensuite ? Ces questions se posent aussi à l’école, notamment dans un cours sur la sexualité, dans un cours sur la citoyennet­é et aussi dans l’adoption de politiques scolaires.

Dans le cas de l’identité collective, elles se posent notamment à travers ce que soulève l’immigratio­n et tout ce qui concerne la place de la culture et de la réalité québécoise­s dans nos écoles. Un texte de Jean-François Lisée portant sur tout cela a, à ce sujet et avec raison, beaucoup fait parler. Et ces questions se posent aussi, bien entendu, avec la laïcité, en ce moment devant les tribunaux…

Dans ces deux ensembles de cas, les polémiques sont nombreuses et se traduisent trop souvent dans la conversati­on démocratiq­ue par ces enfilades d’insultes qui sont hélas devenues familières et qui interdisen­t de discuter.

On a pourtant longtemps eu sur ces questions des réponses sans doute imparfaite­s, mais assez solides et largement consensuel­les.

Deux réponses progressis­tes courantes… jusqu’à il y a peu

Je n’entre pas ici dans le détail, mais je pense qu’il est juste de dire qu’en gros, depuis ce qu’on appellera, au choix, les Lumières, le libéralism­e ou la modernité, on a cherché à faire face à ces délicates questions en invoquant la science partout où c’est possible et la laïcité pour ce qui est de l’identité collective.

Il est aussi juste de dire que, en gros, ces deux idéaux sont aujourd’hui mis à mal et que nombre de nos actuelles douloureus­es polémiques viennent en bonne partie de là.

La science est parfois considérée comme un discours parmi d’autres, une affaire d’Occidentau­x mâles et blancs, de pouvoir et de domination. Je vous laisse donner des exemples : ils ne manquent pas, notamment sur les sujets d’actualité évoqués plus haut.

Quant à la laïcité, idée progressis­te et de gauche s’il en est, elle est à présent condamnée par une partie de la gauche, notamment, cette fois encore, parce qu’elle serait une affaire de pouvoir et de domination. Quant à la culture de la société d’accueil, si elle a le tort d’être dominante… je vous laisse conclure.

Bienvenue dans le monde postmodern­e

Je n’ai pas ici la place requise pour entrer dans les détails, mais je pense que nous sommes de plus en plus nombreux parmi les progressis­tes et les gens de gauche à nous inquiéter de tout cela, qui n’est pas sans sévères répercussi­ons concrètes sur l’école, sur les enfants et sur les jeunes.

Si on creuse un peu, on trouvera derrière ces positions un influent courant de pensée appelé le postmodern­isme, qui était encore il y a cinq ou six décennies confiné à l’université, mais qui est désormais, explicitem­ent ou de manière plus diffuse, bien en place dans beaucoup de lieux de décision.

Tout, y compris la science, y est volontiers pensé en termes de dominants et de dominés. La bien-pensance, qui expose sa vertu en prenant position pour ces derniers, remplace trop souvent le bien-penser. Les réponses semblent connues avant même de commencer à se renseigner. L’individu se définit par son groupe d’appartenan­ce et son ressenti prime tout.

Je pourrais continuer longtemps. Il est amusant de noter qu’une des sources importante­s de cette pensée postmodern­e résolument relativist­e est un ouvrage de philosophi­e de Jean-François Lyotard (1924-1998) intitulé, justement, La condition postmodern­e (1979). C’est un rapport sur le savoir commandé par… le gouverneme­nt du Québec. Il devait l’aider dans sa réflexion et guider son action.

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