Malaises identitaires
Pardonnez au philosophe qui ne peut passer à côté : la délicate question de l’identité revient sans cesse dans l’actualité. Et elle a d’importantes répercussions en éducation, où elle soulève d’immenses questions. En ce qui concerne l’identité, dans les bienheureuses mathématiques, tout va très bien. A = A… et avec quelques ajouts, tout s’ensuit harmonieusement. Mais ailleurs… Et de nos jours plus que jamais…
Identité individuelle, identité collective
Il y a bien entendu d’abord l’identité individuelle. Pensez-y un moment. Qui êtes-vous ? Comment vous définissez-vous ? Comment êtes-vous devenu ce que vous êtes ?
On conviendra vite que la question est complexe et que des tas de facteurs ont joué un rôle. Parmi eux : notre famille, la biologie, l’hérédité, notre éducation, nos rencontres, la société où on est né, celle où on a vécu, des voyages, des hasards…
Puis, il y a aussi l’identité collective, elle aussi complexe et travaillée par divers facteurs, et notamment par l’histoire.
Je disais que l’actualité nous ramène ces sujets. Voyez plutôt.
Dans le premier cas, c’est notamment avec la délicate question de l’identité de genre. Un récent reportage de l’émission Enquête, de
Radio-Canada, qu’il faut visionner, a avec raison beaucoup fait jaser.
Qui décide qu’il y a ou non dysphorie de genre ? Comment et sur quelle base en juger ? Quelle place faire à ce qu’un enfant dit de son identité ? Comment agir ensuite ? Ces questions se posent aussi à l’école, notamment dans un cours sur la sexualité, dans un cours sur la citoyenneté et aussi dans l’adoption de politiques scolaires.
Dans le cas de l’identité collective, elles se posent notamment à travers ce que soulève l’immigration et tout ce qui concerne la place de la culture et de la réalité québécoises dans nos écoles. Un texte de Jean-François Lisée portant sur tout cela a, à ce sujet et avec raison, beaucoup fait parler. Et ces questions se posent aussi, bien entendu, avec la laïcité, en ce moment devant les tribunaux…
Dans ces deux ensembles de cas, les polémiques sont nombreuses et se traduisent trop souvent dans la conversation démocratique par ces enfilades d’insultes qui sont hélas devenues familières et qui interdisent de discuter.
On a pourtant longtemps eu sur ces questions des réponses sans doute imparfaites, mais assez solides et largement consensuelles.
Deux réponses progressistes courantes… jusqu’à il y a peu
Je n’entre pas ici dans le détail, mais je pense qu’il est juste de dire qu’en gros, depuis ce qu’on appellera, au choix, les Lumières, le libéralisme ou la modernité, on a cherché à faire face à ces délicates questions en invoquant la science partout où c’est possible et la laïcité pour ce qui est de l’identité collective.
Il est aussi juste de dire que, en gros, ces deux idéaux sont aujourd’hui mis à mal et que nombre de nos actuelles douloureuses polémiques viennent en bonne partie de là.
La science est parfois considérée comme un discours parmi d’autres, une affaire d’Occidentaux mâles et blancs, de pouvoir et de domination. Je vous laisse donner des exemples : ils ne manquent pas, notamment sur les sujets d’actualité évoqués plus haut.
Quant à la laïcité, idée progressiste et de gauche s’il en est, elle est à présent condamnée par une partie de la gauche, notamment, cette fois encore, parce qu’elle serait une affaire de pouvoir et de domination. Quant à la culture de la société d’accueil, si elle a le tort d’être dominante… je vous laisse conclure.
Bienvenue dans le monde postmoderne
Je n’ai pas ici la place requise pour entrer dans les détails, mais je pense que nous sommes de plus en plus nombreux parmi les progressistes et les gens de gauche à nous inquiéter de tout cela, qui n’est pas sans sévères répercussions concrètes sur l’école, sur les enfants et sur les jeunes.
Si on creuse un peu, on trouvera derrière ces positions un influent courant de pensée appelé le postmodernisme, qui était encore il y a cinq ou six décennies confiné à l’université, mais qui est désormais, explicitement ou de manière plus diffuse, bien en place dans beaucoup de lieux de décision.
Tout, y compris la science, y est volontiers pensé en termes de dominants et de dominés. La bien-pensance, qui expose sa vertu en prenant position pour ces derniers, remplace trop souvent le bien-penser. Les réponses semblent connues avant même de commencer à se renseigner. L’individu se définit par son groupe d’appartenance et son ressenti prime tout.
Je pourrais continuer longtemps. Il est amusant de noter qu’une des sources importantes de cette pensée postmoderne résolument relativiste est un ouvrage de philosophie de Jean-François Lyotard (1924-1998) intitulé, justement, La condition postmoderne (1979). C’est un rapport sur le savoir commandé par… le gouvernement du Québec. Il devait l’aider dans sa réflexion et guider son action.