Une vie de héros, un opus 2 à la hauteur
Rafael Payare aborde partiellement en tandem son second CD avec l’OSM. Pari téméraire.
Après la 5e Symphonie de Mahler, qui a su attirer une forte attention sur le tandem OSM-Payare, PentaTone publie le vendredi 15 mars Ein Heldenleben (Une vie de héros) de Richard Strauss, disque qui va assurément consolider l’excellente image projetée par l’orchestre montréalais et son chef.
Un peu comme la 5e Symphonie de Gustav Mahler, parue en mars 2023, Une vie de héros est ce que les Allemands appellent « Ein Paradestück », c’est-à-dire une oeuvre brillante permettant de présenter un grand orchestre sous son meilleur jour.
Même si, en raison de la présence de la fameuse Bataille centrale, on peut imaginer que Ein Heldenleben va favoriser le spectaculaire et le clinquant, mis en valeur par une direction dionysiaque (discipline bien maîtrisée par Payare), le fond des choses est très différent. Le poème symphonique de Strauss exposee bien davantage l’orchestre que la 5 Symphonie de Mahler.
Travail d’orfèvre
Dans Mahler, c’est le travail collectif, la capacité de préserver une forte tension, qui compte. En plus de la vision architecturale du chef, celle qui permet à l’édifice de tenir après le second mouvement.
Ein Heldenleben « expose individuellement le collectif », si on peut se permettre cette image. Une version sans grand violon solo s’effondre. Une traduction orchestrale avec des attaques de cuivres dures « à l’américaine », façon années 1970 et 1980, identifie la provenance de l’interprétation et la situe à mille lieues de Munich et de Vienne. Il faut aussi un groupe de bois uniformément bon, car les commérages des Adversaires du héros passent par eux.
Et, surtout, il faut des cordes. Un son moelleux qui fasse qu’on se sent « chez soi », comme c’est le cas des deux immenses versions : KarajanBerlin (EMI, 1975) et Kempe-Dresde (EMI, 1973), mais aussi notre enregistrement « joker », Haitink-Amsterdam (Philips, 1970), auquel personne ne se réfère vraiment, car le chef n’est pas reconnu comme un démiurge et que Heldenleben, en raison de la Bataille,a toujours été plutôt associé à des chefs prétendument à poigne, genre Solti, Karajan ou Maazel.
On n’avait pas de doutes sur la manière dont Rafael Payare allait empoigner la fameuse Bataille, mais les défis de l’OSM étaient ailleurs : dans tous les pièges potentiels précités, et notamment le grain des cordes. C’est là que la surprise est majeure. Non seulement Andrew Wan (on s’en doutait) est impérial, mais la texture et les sonorités orchestrales tiennent absolument la route face aux meilleures versions. Il en va ainsi dans un moment clé, un des instants les plus magiques de tout le répertoire musical, le coeur de La retraite du héros (plage 7, à 2 minutes 40 secondes), la transition éphémère vers un thème lyrique aux violons dont seul Strauss a le secret. Il est énoncé ici de manière tendre, mais presque pudique avec les vraies couleurs.
Gros risque
Sur ce terreau peut se greffer la « prime Payare », encore plus évidente au disque qu’au concert : l’alliance de l’impact et d’un fourmillement de détails. La lisibilité polyphonique de la Bataille, pour reprendre cet épisode exposé, est un chefd’oeuvre inattendu. C’est là le grand atout de cette interprétation majeure, plus perceptible encore au disque que lors du concert de mars 2023. Nous avions alors titré le compte rendu « Avons-nous gagné le gros lot ? ». Déjà, à ce moment-là, nous avions écrit : « Ce que nous avons entendu hier, c’est ce qu’on entend sur disque avec les plus grands. » Confirmation désormais.
Le suspense dans l’accueil international de cette parution sera toutefois l’accueil fait aux Rückert-Lieder avec Sonia Yoncheva et l’incidence que cela pourra avoir sur le disque dans son ensemble. Le complément supposément huppé plombera-t-il l’essentiel du propos ? Ou attirera-t-il l’attention sur la proposition musicale (car l’OSM poursuit dans l’excellence, comme le montrent les textures du soutien orchestral du dernier Lied, Ich bin der welt abhanden gekommen) ?
Ce qui est palpable davantage au disque qu’au concert est que la cantatrice, spécialiste de bel canto, fait bien des efforts pour se transformer en Liedersängerin. Les micros donnent un peu de consistance aux paroles et aussi à l’excès de zèle entourant celles-ci, comme Um Mitternacht, avec, phonétiquement, un « ch » craché au lieu d’un « r ». Cela reste un contre-emploi à nos yeux, et nul n’a besoin de cela.
Alors on écoute la poésie du soutien orchestral et on rêve que Warner ait pu prêter Marie-Nicole Lemieux pour l’occasion, ou que Rafael Payare ait eu l’idée de propulser au moyen d’un si grand disque la carrière internationale de Rose Naggar-Tremblay.