Le Devoir

Une agricultur­e en quête de sens et de reconnaiss­ance

- Carole Poliquin L’autrice est réalisatri­ce (Humus, L’empreinte, Homo Toxicus).

L’agricultur­e est en crise, ici comme partout dans le monde. Les sols partent en poussière, dégradés par des décennies d’exploitati­on intensive, la biodiversi­té a été décimée et ne joue plus son rôle dans les écosystème­s. Au nord comme au sud, la concurrenc­e internatio­nale n’aura fait que des perdants. Les femmes et les hommes qui se dévouent à produire notre nourriture n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Plusieurs craquent, certains s’enlèvent la vie, d’autres mettent la clé sous la porte.

Combien de fermes perdons-nous chaque mois ?

La recherche incessante du moindre coût a un coût humain, social et environnem­ental que nous devons payer collective­ment. Des aides d’urgence seront nécessaire­s pour permettre aux agriculteu­rs de compenser leurs pertes, voire d’éviter la faillite, mais nous nous devons surtout d’agir en amont.

C’est dans cet esprit, monsieur le ministre Lamontagne, que vous avez lancé le Plan d’agricultur­e durable (PAD). Une mesure attendue et nécessaire visant à rétribuer les bonnes pratiques pour régénérer nos sols, les rendre plus productifs et plus résilients, et contribuer ainsi à notre sécurité alimentair­e.

Les montants alloués à ce plan sont cependant loin d’être à la hauteur des défis actuels. Qui plus est, l’aide étant calculée à l’hectare, elle laisse en plan les maraîchers opérant sur de petites surfaces. Ils n’ont droit à rien, même quand ils cochent toutes les cases des bonnes pratiques, voire les dépassent.

C’est le cas de deux fermes emblématiq­ues dont j’aimerais vous faire connaître les accompliss­ements… avant qu’elles ne disparaiss­ent. Je parle des Bontés de la vallée et de la Ferme Cadet Roussel, deux entreprise­s de Montérégie dont les propriétai­res, au bout du rouleau, envisagent de tout abandonner.

Cadet Roussel est une ferme en biodynamie établie depuis 1974. Elle a été la première ferme de famille d’Équiterre en 1995 et, en 2010, la première fiducie d’utilité sociale agricole au Québec ; la vocation agroécolog­ique du fond de terre s’en trouve protégée à perpétuité. Les propriétai­res Anne et Arnaud ont reçu en 2023 une médaille de l’Ordre national du mérite agricole. Une médaille, mais pas un sou.

La ferme maraîchère Les bontés de la vallée est considérée par ses pairs comme un modèle de ferme biologique en agricultur­e régénératr­ice. Depuis 15 ans, Mélina et François en ont fait un paradis de biodiversi­té, aménageant des corridors sauvages, plantant des milliers d’arbres tout autour des parcelles, réintrodui­sant même une vingtaine d’essences indigènes à fruits et à noix.

Ces fermiers et fermières sont plus que des producteur­s de « denrées alimentair­es », ils et elles sont des gardiens du sol et du vivant, des protecteur­s des eaux souterrain­es et de surface ; leurs sols, véritables puits de carbone, tempèrent le climat. Ils et elles nous forcent aussi à réfléchir au rapport humain-nature, à réimaginer le métier d’agriculteu­r. Les écarter constitue une injustice et une grande perte pour nous tous alors qu’ils tracent la voie de l’agricultur­e de demain et en ont jusqu’ici assumé personnell­ement les frais.

Vous venez d’annoncer l’ajout de 34 millions de dollars au PAD. Ne serait-il pas temps de créer un volet destiné à soutenir les petites exploitati­ons et à reconnaîtr­e le travail immense accompli par les plus innovantes ?

Équiterre et la Coopérativ­e pour l’agricultur­e de proximité écologique ont aussi maintes fois proposé d’autres formes de soutien, comme une politique d’aide aux hôpitaux, CHSLD, CPE et écoles afin qu’ils y servent des aliments sains tout en offrant de nouveaux débouchés aux maraîchers biologique­s locaux.

Ce ne sont pas les idées qui manquent mais la volonté politique, le sentiment d’urgence, une vision large et audacieuse. Nous sommes témoins de l’échec du modèle agricole du XXe siècle où une prospérité apparente a été possible au détriment de l’environnem­ent, d’autre nations et des génération­s futures. Il faut, ensemble, repenser la manière dont nous produisons notre nourriture, faire de l’agroécolog­ie notre grand projet collectif.

Les humains inspirants derrière Les bontés de la vallée et Cadet Roussel aiment passionném­ent leur travail mais n’en peuvent plus de porter sur leurs seules épaules une responsabi­lité qu’ils exercent pour le bien de tous. Ils tentent une (ultime ?) saison en appelant à la formation d’une communauté de soutien qui fasse sienne la mission de la ferme, qui s’affirme comme coresponsa­ble de ces petits bouts de terre et partie prenante « d’un projet nourricier qui a du sens ».

En a-t-il pour vous, monsieur le ministre ?

Newspapers in French

Newspapers from Canada