Décroître pour mieux vivre
La feuille de route à suivre pour sortir de cette course folle : produire moins, partager plus, décider ensemble
Le monde tourne autour de l’idée que nous pouvons toujours croître : les entreprises, les nations, les économies, les individus. Le productivisme et le consumérisme lié à notre système économique ont dégradé l’habitabilité de notre planète pour cette sacro-sainte croissance, sans pour autant faire disparaître les inégalités entre les humains. Nous devenons toujours plus des rouages de la grande machine à produire des marchandises.
L’un des articles les plus lus de 2023 du célèbre magazine Nature portait sur un concept qui fait de plus en plus d’adeptes : la décroissance. Il s’agit de l’idée selon laquelle les pays à revenus élevés pourraient prospérer et réduire les inégalités tout en utilisant moins d’énergie et en générant moins de déchets. Les partisans de la décroissance croient que l’augmentation perpétuelle de la richesse pécuniaire ne mène pas nécessairement à plus de bien-être collectif. Et si on pouvait être plus heureux sans rechercher la croissance économique à tout prix ?
L’article de Nature, écrit par un collectif de chercheurs en économie écologique à la fin de 2022, soutient qu’il serait non seulement souhaitable, mais faisable de ralentir. Il faudrait d’abord réduire les secteurs de l’économie les plus destructeurs comme les combustibles fossiles, les jets privés ou la production massive de viande. Il faudrait aussi former de la maind’oeuvre durable dans des emplois « verts », comme l’installation d’énergies renouvelables, l’isolation des bâtiments ou la régénération des écosystèmes, pour une transition des emplois d’un secteur à l’autre.
Il ne suffirait pas de décroître l’économie : il faudrait aussi réduire le temps de travail en encourageant le travail à temps partiel ou la semaine de quatre jours et abaisser l’âge de la retraite. En matière de solidarité internationale, il faudrait annuler les dettes injustes ou illégales pour alléger le fardeau fiscal des pays du Sud global. Un gros programme.
L’objectif n’est pas de mettre en récession nos économies, mais de sortir volontairement et collectivement de la course à la croissance économique, pour tenter de bâtir des sociétés postcroissance qui seraient plus soutenables, plus justes et plus démocratiques. Pour Yves-Marie Abraham, qui mène des recherches sur ce thème à HEC Montréal, la feuille de route à suivre pour sortir de cette course folle tient en trois points : produire moins, partager plus, décider ensemble.
Développement durable ou décroissance ?
Selon les « objecteurs de croissance », les solutions qui visent simplement à réformer le modèle économique actuel comme le développement durable ou la croissance verte ne sont que des pansements sur une plaie béante. Jusqu’à ce jour, ces tentatives n’ont eu que des effets minimes sur le plan écologique ou sur celui des inégalités. La croissance, même faible, se traduit inexorablement par des dégradations environnementales.
De plus, tous ne peuvent pas décroître également, surtout si on prend en compte la dette écologique des pays industrialisés envers les pays du Sud global, une dette pour avoir détruit la planète pour leur croissance. Le texte dans Nature argumente qu’on ne doit pas laisser les pays moins industrialisés dépendre des autres pour la technologie et l’énergie, mais leur permettre une croissance contrôlée. Mais ceuxci ne devraient pas calquer le modèle productiviste des pays plus industrialisés, au risque de détruire encore plus la planète.
Ces idées qui paraissaient radicales il y a encore quelques années jouissent d’un regain d’intérêt à la suite de la pause forcée de la pandémie. Des institutions reconnues commencent à en faire la promotion, comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ou la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques. Une étude récente réalisée dans 34 pays européens révélait qu’environ 61 % de la population de ces pays était favorable à la post-croissance.
Selon le sociologue étasunien Erik Olin Wright, une société de remplacement doit remplir trois critères : la désirabilité (mener à un changement social souhaitable), la viabilité (fonctionner autant en théorie qu’en pratique) et la faisabilité (être réalisable en fonction des pouvoirs en place).
De toute évidence, il est désirable de ralentir un peu. Pour la viabilité, il y a loin de la coupe aux lèvres. Il faudra au moins réduire notre dépendance aux ressources non renouvelables, taxer les grandes fortunes, réguler les entreprises polluantes, limiter le profit pour redistribuer aux travailleurs, et ainsi va le vent. Les auteurs de Nature réussissent tout de même à faire avancer le débat pour prouver la viabilité de la décroissance. Reste à en prouver la faisabilité, qui nécessitera de faire accepter les prémisses de la décroissance aux forces politiques en place. Plus facile à dire qu’à faire.
Toutefois, il n’est pas nécessaire d’attendre le grand soir de la révolution pour amorcer cette décroissance. De nombreuses initiatives concrètes s’inscrivent dans cette perspective, que ce soit le mouvement des villes lentes, des monnaies locales, les « communs » ou la réduction du temps de travail. Y prendre part et les soutenir constitue déjà une manière de se mettre le cap vers un monde post-croissance. Reste aussi à imaginer le bout du chemin : à quoi pourraient ressembler des sociétés libérées du fardeau de la course à la croissance et désirables par tous et toutes ? Il suffit de mettre au travail nos imaginations.