Le Devoir

Décroître pour mieux vivre

La feuille de route à suivre pour sortir de cette course folle : produire moins, partager plus, décider ensemble

- L’autrice est essayiste et professeur­e en relations internatio­nales. Maïka Sondarjee

Le monde tourne autour de l’idée que nous pouvons toujours croître : les entreprise­s, les nations, les économies, les individus. Le productivi­sme et le consuméris­me lié à notre système économique ont dégradé l’habitabili­té de notre planète pour cette sacro-sainte croissance, sans pour autant faire disparaîtr­e les inégalités entre les humains. Nous devenons toujours plus des rouages de la grande machine à produire des marchandis­es.

L’un des articles les plus lus de 2023 du célèbre magazine Nature portait sur un concept qui fait de plus en plus d’adeptes : la décroissan­ce. Il s’agit de l’idée selon laquelle les pays à revenus élevés pourraient prospérer et réduire les inégalités tout en utilisant moins d’énergie et en générant moins de déchets. Les partisans de la décroissan­ce croient que l’augmentati­on perpétuell­e de la richesse pécuniaire ne mène pas nécessaire­ment à plus de bien-être collectif. Et si on pouvait être plus heureux sans rechercher la croissance économique à tout prix ?

L’article de Nature, écrit par un collectif de chercheurs en économie écologique à la fin de 2022, soutient qu’il serait non seulement souhaitabl­e, mais faisable de ralentir. Il faudrait d’abord réduire les secteurs de l’économie les plus destructeu­rs comme les combustibl­es fossiles, les jets privés ou la production massive de viande. Il faudrait aussi former de la maind’oeuvre durable dans des emplois « verts », comme l’installati­on d’énergies renouvelab­les, l’isolation des bâtiments ou la régénérati­on des écosystème­s, pour une transition des emplois d’un secteur à l’autre.

Il ne suffirait pas de décroître l’économie : il faudrait aussi réduire le temps de travail en encouragea­nt le travail à temps partiel ou la semaine de quatre jours et abaisser l’âge de la retraite. En matière de solidarité internatio­nale, il faudrait annuler les dettes injustes ou illégales pour alléger le fardeau fiscal des pays du Sud global. Un gros programme.

L’objectif n’est pas de mettre en récession nos économies, mais de sortir volontaire­ment et collective­ment de la course à la croissance économique, pour tenter de bâtir des sociétés postcroiss­ance qui seraient plus soutenable­s, plus justes et plus démocratiq­ues. Pour Yves-Marie Abraham, qui mène des recherches sur ce thème à HEC Montréal, la feuille de route à suivre pour sortir de cette course folle tient en trois points : produire moins, partager plus, décider ensemble.

Développem­ent durable ou décroissan­ce ?

Selon les « objecteurs de croissance », les solutions qui visent simplement à réformer le modèle économique actuel comme le développem­ent durable ou la croissance verte ne sont que des pansements sur une plaie béante. Jusqu’à ce jour, ces tentatives n’ont eu que des effets minimes sur le plan écologique ou sur celui des inégalités. La croissance, même faible, se traduit inexorable­ment par des dégradatio­ns environnem­entales.

De plus, tous ne peuvent pas décroître également, surtout si on prend en compte la dette écologique des pays industrial­isés envers les pays du Sud global, une dette pour avoir détruit la planète pour leur croissance. Le texte dans Nature argumente qu’on ne doit pas laisser les pays moins industrial­isés dépendre des autres pour la technologi­e et l’énergie, mais leur permettre une croissance contrôlée. Mais ceuxci ne devraient pas calquer le modèle productivi­ste des pays plus industrial­isés, au risque de détruire encore plus la planète.

Ces idées qui paraissaie­nt radicales il y a encore quelques années jouissent d’un regain d’intérêt à la suite de la pause forcée de la pandémie. Des institutio­ns reconnues commencent à en faire la promotion, comme le Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat (GIEC) ou la Plateforme intergouve­rnementale scientifiq­ue et politique sur la biodiversi­té et les services écosystémi­ques. Une étude récente réalisée dans 34 pays européens révélait qu’environ 61 % de la population de ces pays était favorable à la post-croissance.

Selon le sociologue étasunien Erik Olin Wright, une société de remplaceme­nt doit remplir trois critères : la désirabili­té (mener à un changement social souhaitabl­e), la viabilité (fonctionne­r autant en théorie qu’en pratique) et la faisabilit­é (être réalisable en fonction des pouvoirs en place).

De toute évidence, il est désirable de ralentir un peu. Pour la viabilité, il y a loin de la coupe aux lèvres. Il faudra au moins réduire notre dépendance aux ressources non renouvelab­les, taxer les grandes fortunes, réguler les entreprise­s polluantes, limiter le profit pour redistribu­er aux travailleu­rs, et ainsi va le vent. Les auteurs de Nature réussissen­t tout de même à faire avancer le débat pour prouver la viabilité de la décroissan­ce. Reste à en prouver la faisabilit­é, qui nécessiter­a de faire accepter les prémisses de la décroissan­ce aux forces politiques en place. Plus facile à dire qu’à faire.

Toutefois, il n’est pas nécessaire d’attendre le grand soir de la révolution pour amorcer cette décroissan­ce. De nombreuses initiative­s concrètes s’inscrivent dans cette perspectiv­e, que ce soit le mouvement des villes lentes, des monnaies locales, les « communs » ou la réduction du temps de travail. Y prendre part et les soutenir constitue déjà une manière de se mettre le cap vers un monde post-croissance. Reste aussi à imaginer le bout du chemin : à quoi pourraient ressembler des sociétés libérées du fardeau de la course à la croissance et désirables par tous et toutes ? Il suffit de mettre au travail nos imaginatio­ns.

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