Les crimes de la pensée
Margaret Atwood ne manque décidément pas d’imagination. La plus mondialement renommée des écrivaines canadiennes est connue pour ses livres ensorcelants, comme La servante écarlate. Certains des romans de l’Ontarienne de 84 ans mettent en garde contre les excès des bureaucraties toutes-puissantes et dépeignent des sociétés dystopiques où les religions et les idéologies répriment la libre-pensée. Critique féroce de la culture de l’annulation, cette féministe de la première heure s’est dissociée du mouvement #MeToo en raison des « lynchages » extrajudiciaires qui font en sorte, selon elle, que « le type de justice accessible [actuellement] est jeté par la fenêtre ».
Il n’est donc guère surprenant que Mme Atwood s’en prenne maintenant au projet de loi C-63 sur les préjudices en ligne que vient de déposer le ministre fédéral de la Justice, Arif Virani. Selon l’autrice, C-63 ouvre la porte à des procédures abusives visant à limiter la liberté d’expression en qualifiant de « haineux » tout discours qui blesse l’amour-propre des gens visés. Elle déplore que le projet de loi donne aussi trop de pouvoirs à des « autorités agissant sans surveillance » pour faire appliquer des « lois vagues » qui reposent sur des définitions floues.
Elle s’insurge, surtout, contre un article de C-63 qui permettrait à un juge provincial d’ordonner l’assignation à résidence ou le port d’un dispositif de surveillance à distance à toute personne dont il a des motifs raisonnables de croire qu’elle pourrait commettre une infraction de propagande haineuse ou de crime haineux.
Si tel est le cas, « cela signifierait le retour des lettres de cachet encore une fois », a tonné Mme Atwood dans un commentaire sur le réseau X. Elle fait ici référence aux proclamations des rois de France sous l’Ancien Régime qui ordonnaient l’emprisonnement sans procès des personnes jugées indésirables ou menaçantes par le monarque. Mme Atwood ne s’arrête pas là. Dans un courriel envoyé à une journaliste du Globe and Mail, elle a invoqué l’Inquisition, la Révolution française et les procès des sorcières de Salem — des périodes noires de l’histoire durant lesquelles le droit à un procès équitable a été systématiquement nié aux accusés. Cerise sur le gâteau, Mme Atwood qualifie d’« orwellien » le projet de loi en raison de ses dispositions permettant des interventions préventives qui vont jusqu’à criminaliser la pensée, à son avis.
M. Virani a répondu à Mme Atwood en la remerciant pour son intérêt, pour ensuite dénoncer un article du magazine conservateur britannique The Spectator critiquant C-63 qu’elle avait cité sur X. Il n’en demeure pas moins que l’intervention de Mme Atwood n’augure rien de bon pour l’avenir de C-63, le projet de loi mobilisant des opposants de diverses tendances politiques.
Selon beaucoup de ses critiques, C-63 aurait une portée excessive et un effet néfaste sur la liberté d’expression qui pourraient amener des gens à se taire par crainte d’être visés par une plainte déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP), qui aurait le mandat de déterminer si elle mérite d’être envoyée devant le Tribunal canadien des droits de la personne. En 2021, la nomination à ce tribunal d’une avocate qui s’était elle-même plainte auprès de la CCDP d’un article publié en 2006 dans le magazine Maclean’s, qu’elle avait accusé d’être susceptible de susciter la haine ou le mépris envers les musulmans, ne fait rien pour rassurer les critiques de C-63. Ceux-ci craignent des recours abusifs au CCDP de la part de ceux qui voudraient réduire au silence leurs détracteurs ou les polémistes de tout ordre.
Le débat sur la répression du discours haineux risque ainsi d’éclipser celui sur les autres aspects de C-63, notamment ses dispositions visant à éradiquer l’exploitation sexuelle et l’intimidation des enfants en ligne. Le gouvernement Trudeau ratisse large en essayant de régler avec ce même projet de loi deux fléaux aussi distincts que complexes. S’il existe un consensus politique sur la nécessité de sévir contre les cybercriminels qui prennent pour proies des enfants innocents, ce n’est vraiment pas le cas en ce qui concerne l’approche à privilégier pour prévenir les discours haineux.
Le chef conservateur fédéral, Pierre Poilievre, s’était attaqué au gouvernement avant même que M. Virani ne dépose son projet de loi en fustigeant « le programme woke autoritaire » de M. Trudeau. « Je souligne l’ironie du fait que quelqu’un qui a passé la première moitié de sa vie en tant que raciste pratiquant… se ferait l’arbitre de ce qui constitue la haine », a martelé M. Poilievre en février. Il faisait ainsi référence aux occasions où M. Trudeau a arboré le blackface lorsqu’il était un jeune enseignant à Vancouver, à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Le chef conservateur a appelé M. Trudeau à faire un examen de conscience plutôt que d’essayer d’expier ses propres péchés en légiférant afin de limiter la liberté d’expression.
La teneur du débat pourrait s’envenimer davantage au fur et à mesure que C-63 avance au Parlement canadien. Certains se demandent si ce n’est pas là l’effet secrètement recherché par le gouvernement Trudeau, en osant encadrer un droit aussi fondamental que celui de la liberté d’expression alors que les complotistes l’ont dans le collimateur depuis la pandémie. La politique de la division est devenue la norme à Ottawa, tous partis confondus. C-63 risque de devenir une étude de cas en la matière.