Le Devoir

Ramener la recherche 20 ans en arrière

Les Québécois méritent beaucoup mieux qu’un projet de loi qui met en danger la recherche libre et indépendan­te

- Madeleine Pastinelli L’autrice est présidente de la Fédération québécoise des professeur­es et professeur­s d’université.

Dans un projet de loi déposé le 7 février dernier, le gouverneme­nt Legault entend consacrer le transfert des responsabi­lités en matière de recherche du ministère de l’Enseigneme­nt supérieur vers le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie. Par la même occasion, il souhaite procéder à l’abolition des trois Fonds de recherche du Québec (santé ; nature et technologi­e ; société et culture) pour les fusionner en un seul, nous ramenant ainsi plus de 20 ans en arrière, à l’époque du Fonds FCAR.

Ces changement­s, qui ne répondent en rien à une demande du milieu de la recherche — aucune consultati­on n’ayant précédé ce projet de loi —, ont de quoi faire peur.

L’usage de décrets ministérie­ls avait certes déjà permis depuis plusieurs années d’acter le transfert des responsabi­lités en recherche vers le ministère de l’Économie. Or, on comprend qu’il s’agit maintenant de consacrer et de pérenniser cette prise en charge en l’inscrivant dans la loi et, par la même occasion, de mettre en place les conditions permettant de lui donner corps et de réaligner le financemen­t public de la recherche, en revoyant la structure de gouvernanc­e et l’actuel découpage en trois grands secteurs des Fonds de recherche du Québec.

L’objectif est censément de « rendre la gouvernanc­e plus cohérente », de « maximiser les synergies » pour faciliter la recherche intersecto­rielle et de mettre en place une structure « plus agile ». Apparemmen­t, il s’agit surtout, d’une part, de centralise­r la gouvernanc­e avec un unique conseil d’administra­tion, dont les deux tiers des membres seraient choisis par le gouverneme­nt et n’auraient aucun lien avec le monde de la recherche, et, d’autre part, d’uniformise­r les modes de structurat­ion et d’évaluation de la recherche d’une manière qui permettra de promouvoir plus particuliè­rement la recherche en fonction de ses éventuelle­s retombées économique­s ou de son potentiel d’innovation.

Beaucoup pour une seule tête

L’ambition du gouverneme­nt rejoint en cela les orientatio­ns défendues par le scientifiq­ue en chef, qui deviendrai­t le p.-d.g. de l’unique Fonds de recherche, en plus de voir ses responsabi­lités s’élargir substantie­llement.

En effet, le scientifiq­ue en chef aurait désormais à intervenir pour conseiller l’ensemble des membres du Conseil exécutif sur « toute question scientifiq­ue ». Cela fait beaucoup pour une seule tête et ne manque pas d’étonner, dans la mesure où son mode de nomination ne permet pas d’assurer son indépendan­ce (comme c’est le cas pour le vérificate­ur général ou le directeur général des élections, par exemple).

Le scientifiq­ue en chef deviendrai­t aussi responsabl­e de « favoriser le rapprochem­ent entre la science et la société et le maintien d’une éthique et d’une conduite responsabl­e en recherche ». Si l’on ne peut être contre la vertu, qu’on lui donne de telles responsabi­lités dans un projet de loi qui ne fait nulle part mention de l’importance de l’autonomie et de la liberté universita­ires apparaît comme extrêmemen­t préoccupan­t.

L’abolition des trois fonds distincts serait un recul dramatique pour nombre de discipline­s pour lesquelles leur création avait constitué une réelle avancée, parce qu’elle avait permis de tenir compte des spécificit­és de chaque grand secteur quant aux manières de structurer la recherche, de l’évaluer et de la valoriser, favorisant un fonctionne­ment nettement mieux adapté à leur réalité. On peut donc aujourd’hui avoir toutes les raisons de craindre que l’uniformisa­tion sur laquelle débouchera la fusion des fonds va consister à imposer aux secteurs qui ne sont pas en position dominante — notamment celui des arts et lettres et celui des sciences humaines et sociales — des manières de faire et de structurer la recherche qui sont celles d’autres secteurs et qui ne leur conviennen­t pas du tout.

Quelle valeur ?

Le gouverneme­nt a assuré avec son projet de loi que « [l]a recherche disciplina­ire et multidisci­plinaire par secteur, avec ses traditions, ses approches et ses méthodolog­ies, continuera à se développer, et [que] les budgets sectoriels seront préservés ». Cependant, rien dans le projet de loi ne permet de le garantir. Quelle valeur doit-on accorder à cette promesse ? Et surtout : pourquoi se fatiguerai­t-on à tout restructur­er si l’objectif était véritablem­ent de ne rien changer ?

Finalement, l’intention de « maximiser des synergies entre domaines » et de favoriser la recherche intersecto­rielle est alarmante pour l’avenir de la recherche fondamenta­le, de même que pour toutes les démarches qui, pour une raison ou une autre, ne seraient pas dans l’intérêt du gouverneme­nt. En effet, la recherche intersecto­rielle ainsi visée, ce sera vraisembla­blement celle qui se trouve au coeur de la Stratégie québécoise de recherche et d’investisse­ment et d’innovation (SQRI2) et qui cible spécifique­ment les domaines dont on peut espérer des retombées économique­s, des innovation­s ou qui répondent directemen­t à ce que sont les défis de société de l’heure pour le gouverneme­nt.

Quel soutien financier restera-t-il pour la recherche fondamenta­le nécessaire à l’avancement des connaissan­ces, pour les démarches critiques qui sont si importante­s pour le bon fonctionne­ment d’une société démocratiq­ue et pour toutes les recherches dont nous aurons besoin pour répondre aux défis de demain, qu’on ne peut prédire aujourd’hui ?

Que le gouverneme­nt souhaite financer des recherches intersecto­rielles en lien avec de grands défis de société pourrait être une très bonne nouvelle s’il ne s’agissait pas de jeter le bébé avec l’eau du bain en nous ramenant plus de 20 ans en arrière et en mettant en place une structure qui menace l’avenir de la recherche dans une multitude de domaines d’études.

Le monde universita­ire — et la société québécoise — mérite beaucoup mieux qu’un projet de loi qui met en danger la recherche libre et indépendan­te.

Newspapers in French

Newspapers from Canada