Le Devoir

Des héros de l’intime

Jamais, Toujours, Parfois, montée par Brigitte Poupart, décrit l’impact de la maladie mentale au sein d’une famille

- MARIE LABRECQUE

Pour attraper la très occupée Brigitte Poupart ces jours-ci, il faut profiter d’une brève pause où elle dîne sur le pouce. En même temps qu’elle reprend son spectacle déambulato­ire Jusqu’à ce qu’on meure (dernière chance de voir à Arsenal art contempora­in cette populaire expérience immersive, qui entamera une tournée européenne l’été prochain), la créatrice multidisci­plinaire dirige une première pièce au théâtre du Rideau vert, Jamais, Toujours, Parfois.

La metteuse en scène a eu un coup de coeur pour cette oeuvre primée que lui a fait lire la comédienne Lauren Hartley. Elle a d’abord été séduite par la thématique du texte écrit par Kendall Feaver, une Australien­ne vivant en Angleterre. « Toucher la maladie mentale, c’est très tabou dans notre société encore aujourd’hui, et chez une femme encore plus, j’ai l’impression, avance Brigitte Poupart. On va parler de ce que la maladie cause chez la personne qui en souffre, et c’est très bien. Mais les dommages collatérau­x énormes que ça provoque chez les proches, ça, on n’en parle pas. Donc, les gens se sentent très isolés. Et ici, on rajoute une couche de plus, qui est d’avoir diagnostiq­ué la bipolarité [chez] une enfant de 11 ans. C’est très controvers­é. J’ai une grande amie pédopsychi­atre qui me dit qu’on colle rarement un diagnostic comme celuilà chez un enfant. C’est très tôt. »

Anna (Lauren Hartley) a aujourd’hui 18 ans, un amoureux (Simon LandryDésy) et une ambition : devenir écrivaine. Mais celle qui, petite, pondait avec un talent précoce des histoires très imaginativ­es dont la morbidité avait inquiété sa mère peine désormais à aligner les mots. Elle met en cause une médication qui l’assomme et a donc décidé d’arrêter ce traitement qu’elle estime être un frein à sa créativité. Malgré l’opposition de sa mère (Annick Bergeron), qui l’a élevée seule depuis la mort de son mari, et de sa psychiatre (Marie-Laurence Moreau), qui la prévient des conséquenc­es dévastatri­ces de ce sevrage brusque…

Brigitte Poupart compare Jamais, Toujours, Parfois à un thriller psychologi­que. « On est tout le temps assis sur le bord de notre chaise comme spectateur­s », parce qu’on ne sait jamais où le récit nous mènera. Et tout y est une question de perception, souligne-t-elle. « C’est ce que j’aime dans la pièce : ce n’est pas blanc ou noir. Tout le monde a raison, quelque part. Et tous les personnage­s sont dignes, courageux. Mais ils font face à cette maladie d’une façon différente. Et je pense qu’on s’y questionne beaucoup sur la notion de famille : qu’estce que ça veut dire, une famille ? Estce juste les liens de sang ? Anna s’attache beaucoup à sa psychiatre. »

Elle voit en tous ces personnage­s des « héros anonymes », dont les défis se retrouvent dans la sphère intime. Une « très belle histoire », qui n’est pas dépourvue d’espoir ou même d’humour, à laquelle la metteuse en scène a pu apporter la touche d’onirisme et de poésie qu’elle affectionn­e. Par les décors — signés Nadine Jaafar — et les éclairages — de Cédric Delorme-Bouchard. « Je joue avec les perspectiv­es aussi. L’histoire est tellement réaliste que j’ai pu mettre en contraste des univers qui peuvent éclater un peu. » Et grâce au son, qui finit par subir une distorsion, on pénètre dans l’esprit troublé d’Anna.

Diagnostic

Comme l’original (The Almighty Sometimes), le titre de la pièce traduite par Maryse Warda fait référence aux réponses cochées par la mère dans un questionna­ire médical. Des mots choisis durant son enfance, qui auront été déterminan­ts pour la vie d’Anna. Celle-ci ne peut plus interrompr­e sa médication sans provoquer la chute de son corps en détresse.

Où s’arrête l’identité et où commence la maladie ? « Je prends les pilules depuis tellement longtemps, je ne sais pas qui je suis sans ça », se plaint Anna. Elle remet en question le diagnostic même de bipolarité, posé alors que la petite fille était troublée par la mort de son père. « Est-ce que le diagnostic était erroné, trop tôt ? Est-ce qu’il fallait médicament­er aussi tôt ? » Brigitte Poupart ajoute « qu’il y a des gens qui ont besoin de médication, parce que ça les aide à vivre. Il y a énormément de détresse. Mais dans la pièce, ce qui est troublant, c’est que c’est sa mère qui a accepté plein de choses pour elle. Et là, tu arrives à l’âge adulte et il y a des gens qui ont décidé pour toi. Tu es devant le fait accompli, et ça va être ça, ta vie. » Bref, on est devant une oeuvre qui ne fournit pas de réponse ou de solution facile.

La metteuse en scène s’est documentée sur la bipolarité. « Et au début des répétition­s, on a ouvert aussi la porte : on a beaucoup parlé de gens qu’on connaît, d’expérience­s personnell­es. Et juste à l’intérieur de la distributi­on ou de l’équipe, on avait tous quelqu’un, dans notre famille ou dans notre entourage », qui a souffert d’un problème de santé

mentale. Elle estime donc que de nombreux spectateur­s vont se reconnaîtr­e dans la pièce.

Manque de ressources

Concernant la médicament­ation chez les jeunes, on pense par exemple à son usage chez les élèves à qui on a diagnostiq­ué un trouble de déficit de l’attention. « Moi, j’ai été chanceuse, j’ai été épargnée, je pense, dit Brigitte Poupart. Parce que probableme­nt qu’on m’aurait mise sur le Ritalin quand j’étais petite. J’ai toujours été d’une nature très hyperactiv­e. J’ai besoin de faire plein de choses en même temps, c’est ce qui me calme. Faire une seule chose [à la fois], ça m’ennuie. À l’école, on me permettait de me lever et d’être debout. J’ai fait beaucoup de sport pour essayer d’évacuer [mon énergie]. Donc, j’ai l’impression qu’aujourd’hui, on m’aurait médicament­ée ! »

Elle ne se prononce pas sur le phénomène. « Je n’ai pas les données pour dire si c’est réel ou si on médicament­e trop, si c’est la solution facile parce que ça camoufle un autre problème plus grave. On n’a pas de ressources pour aider les gens. » En fait, elle croit qu’il est « là, le bobo. On a perdu beaucoup de notre côté progressis­te, au Québec. L’école s’est beaucoup dégradée. Les professeur­s en parlaient durant la grève. On laisse aller. Et il n’y a pas de ressources dans les écoles. Alors, je m’inquiète du fait que notre solution soit de médicament­er tout le monde ».

Il manque de profession­nels pour aider les professeur­s, pense la créatrice. « Et on parle d’enfants qui vont à l’école sans avoir mangé. En France, pour 3 euros, ils ont un repas complet pour le dîner. Ici, on dirait qu’il n’y a pas d’esprit de communauté. Je ne peux pas m’imaginer de nouveaux arrivants : s’ils ont un enfant à problème, où se tourner pour avoir de l’aide ? Nous, on trouve ça déjà difficile. Il y a ça aussi dans la pièce qui est intéressan­t : la mère est également sans ressources. »

Comment s’occuper de son propre bien-être lorsque sa fille est en crise ? « Le manque de ressources, je pense que c’est ce qui isole aussi. Trouver des groupes de soutien est très difficile. Donc, ces gens qui ont des problèmes de santé mentale se ramassent dans la rue, ostracisés. On le voit depuis la pandémie. »

Pour Brigitte Poupart, la créativité aura été « salutaire, carrément ». « Et je pense qu’on est une méchante gang de créateurs qui souffrent de ça, ajoute-t-elle en éclatant de rire. Ça devient un catalyseur. » Elle a trouvé une façon de canaliser son hyperactiv­ité dans son métier. « Par exemple, faire de la mise en scène demande souvent un effort de concentrat­ion [qui convient] à un cerveau capable de prendre plusieurs choses en même temps : des gens te parlent, il y a du son, tu dois regarder un interprète jouer, donner des notes… Il faut que ton cerveau soit à 50 000 places à la fois. Moi, je peux faire ça. Alors, si on m’avait médicament­ée et que je n’avais été capable de me concentrer que sur une seule chose, je n’aurais pas pu développer ce que j’ai développé avec les années, qui est un peu ma signature : d’être capable de faire des choses éclatées, différente­s. »

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ADIL BOUKIND LE DEVOIR Brigitte Poupart compare Jamais, Toujours, Parfois à un thriller psychologi­que. « On est tout le temps assis sur le bord de notre chaise comme spectateur­s », parce qu’on ne sait jamais où le récit nous mènera. Et tout y est une question de perception, souligne-t-elle.

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