Laetitia Sadier veut réveiller notre force créatrice
La cofondatrice du groupe culte Stereolab présente sur scène les chansons de son nouvel album solo, Rooting for Love
Àsa dernière visite à Montréal, Laetitia Sadier chantait au MTelus devant plus de deux mille fans ravis de revoir Stereolab, le visionnaire groupe qu’elle a cofondé en 1990. Samedi soir, ce sera devant une poignée d’irréductibles dans le petit bar Le Ritz PDB de la rue Jean-Talon, à l’occasion d’une performance durant laquelle elle présentera les chansons nouvelles de Rooting for Love, son sixième album solo, à travers lequel l’icône de la pop d’avant-garde cherche à faire sens de notre époque perturbée par une angoissante absence de repères.
Si l’identité d’un groupe s’exprime par la somme de l’apport de chacun de ses membres, force est de reconnaître, à l’écoute de l’oeuvre solo de Sadier, combien elle a forgé le son, protéiforme, visionnaire, du groupe culte Stereolab. Rooting for Love malaxe les instruments électriques et électroniques, son chant — en français ou en anglais — renvoie à l’indémodable style de Françoise Hardy, si Françoise Hardy avait vécu à Cologne plutôt qu’à Paris en 1968 et qu’elle avait fréquenté Holger Czukkay ou Jaki Liebezeit de CAN.
Comme chez Stereolab, on discerne encore un soupçon de jazz et de musique populaire brésilienne dans les rythmes des chansons, souvent agrémentées du son des voix de « sa chorale » — The Choir —, assemblage informel d’amis musiciens. Elle se produira seule samedi soir, « avec des pédales d’effets, un échantillonneur avec lequel j’interagis pour créer des choses sur le moment, parce que j’aime improviser », explique Laetitia Sadier, jointe sur l’Interstate 94, quelque part entre Minneapolis et Chicago. « Je n’aime pas quand tous les éléments musicaux sont prédéterminés. J’aime les surprises. Ah !, et j’aurai un trombone avec moi sur scène. »
Depuis la fin des confinements, Sadier enchaîne les projets et les collaborations — elle faisait paraître l’an dernier Summer Long, minialbum né d’une collaboration avec le groupe brésilien Mombojó baptisée Modern Cosmology. Son nouvel album fut enregistré en six ou sept sessions de trois ou quatre jours, sessions interrompues par « un tas de choses, la pandémie, les confinements, la maladie, les tournées, notamment avec Stereolab ». On le lit entre les lignes, comme toujours un peu sibyllines chez Sadier : « Pouvoir d’harmonisation, désir éternel d’union / Dans le vide intégral / L’objectif est de limoger l’ignorance / D’interrompre le cycle sans fin de la souffrance », chante-t-elle sur Protéïformunité, mélodieuse ballade aux claviers aériens brusquement interrompue par des secousses jazz-funk-rock. « Je ne me soucie pas vraiment de ce que l’auditeur pensera, ou pas, de mes chansons, dit-elle, candide. Je fais simplement ce que la chanson me dit de faire, sans essayer de la contrôler — j’ai compris d’ailleurs que plus j’essaie de contrôler ce que je fais, moins c’est intéressant, et plus je me laisse guider par cette force mystérieuse qu’est la création, plus j’apprends. »
Pour Rooting for Love, elle s’est adjointe d’un nouveau réalisateur, un Allemand basé comme elle à Londres, Hannes Plattmeier. « Je crois beaucoup aux alignements des astres », explique Laetitia en échappant un rire. « Parfois, des gens arrivent sur votre chemin juste au bon moment, c’est le cas pour Hannes », dont la contribution fut d’abord technique : prise de son, choix de micros, mixage. « Il rend possible l’enregistrement. Je sais faire la base, mais le mix, si je faisais moi-même, ce serait dégueulasse ! »
« C’est un réalisateur extrêmement polyvalent et on se regarde “eye to eye”, comme on dit : on est sur la même longueur d’onde musicalement, politiquement et philosophiquement. » Ces trois derniers mots sont aussi importants que celui qu’ils précèdent dans la démarche de Sadier : la musique de cette esthète est visionnaire, à bien des égards, mais elle est au diapason avec son propos, non pas militant, mais à sa façon engagée, éveillée.
« Oui, bien sûr, la pandémie a bousculé beaucoup de choses, mais en fait, tout ce qu’on traverse en ce moment était déjà amorcé, estime-telle. Nous sommes — excusez-moi ! —, shaken to the core. Secoués jusqu’au coeur. Et je crains que ça se poursuive, mais quelque part, ça peut être aussi très positif puisque ça nous force à nous remettre en question. Ça fait si longtemps déjà qu’on sait qu’on fait fausse route, que le monde fonce dans un mur. On le sait, on est dans le déni. Or, d’être ainsi ébranlés nous force à travailler sur nous-même. Nous devons changer nos façons [de vivre et de vivre ensemble] et nous devons prendre le chemin de la guérison. C’est le thème de mon album : nous guérir des blessures profondes qui nous gardent dans des patterns toxiques, qu’on répète à l’infini. »
« Je pense qu’on est vraiment appelés à évoluer, abonde la musicienne, philosophe. Parce que nous sommes des êtres très puissants, mais des forces — appelons-les capitalistes, pour le dire simplement — nous retiennent. Alors qu’en fait, nous sommes de fantastiques êtres créateurs. C’est notre magie, notre faculté de créer, et lorsqu’on s’y met, ensemble, on peut faire des miracles. Créer, c’est ressentir, c’est se libérer, mais on a peur, on nous retient dans la peur. Et qui dit peur, dit haine, et qui dit haine, dit fascisme — je vais un peu vite, là, mais vous voyez la trajectoire, toute tracée, dans laquelle on tombe, collectivement ? Encore, une autre guerre mondiale ? Il ne tient qu’à nous de refuser de jouer à nouveau dans cette histoire. »
Nous aurons envie d’interpréter le titre de l’album, Rooting for Love, comme une note d’optimisme, malgré tout. Laetitia nous corrige : « La question est moins d’être optimiste ou pessimiste [quant à la conjoncture], mais de comprendre que nous sommes en contrôle de notre propre vie. Ce que je souhaite, c’est que les gens se réapproprient leur pouvoir de création. Qu’on se mette à créer notre monde rêvé. Le dire, le chanter, le formuler, c’est la première étape qui engendre une action, qui mène à la réalité. C’est aussi ce que je veux inscrire dans mon album : reconnectonsnous. À l’amour, à la Terre ; ainsi, on aura moins peur de faire n’importe quoi, dont voter pour les fachos. »
Avant de raccrocher, vous pensez bien qu’on lui a demandé si nous pouvions aussi espérer un nouvel album de Stereolab, quatorze ans après Not Music… Sa réponse ? « Ah, ça, je ne sais pas… » Vous n’avez pas dit non, Madame Sadier. « Je n’ai pas dit non. » Peut-être aurons-nous cette fois raison de demeurer optimistes.