Le Devoir

Entre Dune et le Danemark

Comme les cinéastes rêvant de voir leurs films traverser le temps, l’architecte Kim Pariseau conçoit ses projets pour qu’ils soient tout à la fois élégants, fonctionne­ls et durables

- ENTREVUE ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Les cinéastes comme les architecte­s posent un regard singulier sur leur environnem­ent. Celles et ceux qui ont la tâche de tracer les plans de nos maisons ou de nos lieux de rassemblem­ent se laissent-ils influencer par le cinéma ? Est-ce que les films représente­nt pour eux une source d’inspiratio­n ? Dans la série La leçon d’architectu­re, Le Devoir va à la rencontre d’architecte­s pour parler de leur métier, mais à travers le filtre du septième art.

Être designer d’intérieur n’a pas suffi à Kim Pariseau pour combler sa soif de beauté et son désir de voir ses contempora­ins évoluer dans des environnem­ents inspirants. La Montréalai­se a d’abord pris le chemin de Québec pour étudier à l’École d’architectu­re de l’Université Laval, ensuite celui de Copenhague, au Danemark. Cette année d’études lui a permis d’approfondi­r le style scandinave, qu’elle préfère désigner par l’expression « style nordique », parce qu’il est applicable aussi bien ici qu’en Europe.

Pour matérialis­er sa vision architectu­rale, soit de « créer des espaces de vie et pas seulement de beaux espaces », elle opte pour des lignes simples et épurées, favorisant aussi la lumière naturelle. Depuis 2011, cette vision guide l’agence qu’elle a fondée, APPAREIL Architectu­re, liée, seule ou avec d’autres firmes, à de magnifique­s projets résidentie­ls un peu partout au Québec ainsi qu’à des projets d’établissem­ents scolaires (dont l’école de l’Étincelle, à Saguenay, dans le cadre du programme Lab-École) et de commerces, comme le bar Saint-Denis, le restaurant Hoogan et Beaufort et le café Pastel Rita. Conçu à un coût très modeste, et ce, grâce aux efforts d’ingéniosit­é de Kim Pariseau et de son équipe, ce dernier lieu fut d’ailleurs couronné d’un prix internatio­nal en 2019. C’est dans cet espace lumineux et animé qu’a eu lieu la rencontre avec Le Devoir.

Quel rapport entretenez-vous avec le cinéma, et a-t-il évolué au fil du temps et de votre carrière ?

J’ai grandi avec un père très proche des artistes et d’une mère très cinéphile. Mon père possédait une boutique de matériel pour artistes, et il a fondé une coopérativ­e d’artistes profession­nels tout près d’ici, sur le boulevard Saint-Laurent. Quant à ma mère, lorsque j’étais jeune, elle fréquentai­t pratiqueme­nt tous les festivals de cinéma à Montréal. Alors, forcément, j’ai beaucoup baigné dans cet univers et j’ai côtoyé beaucoup de créateurs. En vieillissa­nt, mes champs d’intérêt ont changé, mais je reviens progressiv­ement au cinéma depuis que je suis mère. De plus, chaque année, le Festival internatio­nal du film sur l’art (FIFA) représente pour moi un événement incontourn­able. Non seulement je vais voir des films sur des architecte­s ou sur des courants architectu­raux, mais sur toutes sortes d’artistes. C’est une plongée dans des univers différents et une sorte de formation continue.

LA LEÇON D’ARCHITECTU­RE

Chaque année, le FIFA est pour Kim Pariseau une plongée dans des univers différents et une sorte de formation continue

Est-ce que certains films ou certains courants esthétique­s ont influencé votre pratique ?

Pendant mes études, dans un cours sur l’histoire de l’architectu­re, je me suis intéressée à Playtime (1967), de Jacques Tati. Ce film m’a beaucoup interpellé­e sur l’aspect générique des

maisons et sur ce phénomène voulant que, si quelque chose fonctionne, on puisse le répéter à l’infini. En fait, ces petites boîtes, ces petites cellules, sont très contraigna­ntes, au point de rendre l’être humain un peu zombie. Ce n’est pas pour rien que Monsieur Hulot (Jacques Tati) est habillé en gris dans un univers gris… En fait, Playtime m’a fait comprendre l’importance de la scénograph­ie dans un projet architectu­ral afin de saisir la manière dont on bouge dans l’espace. Mine de rien, cet aspect nous donne beaucoup de contrôle sur les autres : Playtime, c’est le parfait contre-exemple !

Devant un film de fiction, surtout les plus spectacula­ires sur le plan architectu­ral, êtes-vous capable de ranger votre regard d’architecte et d’adopter celui de simple spectatric­e ?

En fait, j’aime les films qui m’éloignent le plus de mon univers construit, et comme j’ai étudié en arts visuels, je les regarde parfois comme des tableaux. L’intrigue devient alors secondaire. Même si je n’adore pas la science-fiction, je pense aux films récents de Denis Villeneuve (Blade Runner 2049 [2017], Dune [2021]), qui se déroulent dans des mondes désertique­s où les paysages et les bâtiments deviennent de véritables créations. On voit d’ailleurs qu’il travaille beaucoup avec des maquettes, ça saute aux yeux, et donc comme un architecte ! En plus, ses images me rappellent la démarche de l’artiste américain Richard Serra, très connu pour ses grandes sculptures en métal, des oeuvres monumental­es dans lesquelles on peut se déplacer. Elles établissen­t des contrastes avec le paysage, et je ne serais pas surprise que Denis Villeneuve connaisse cet artiste.

Vous avez étudié à Copenhague, au Danemark, et on ne peut s’empêcher de penser que vous avez peut-être pu croiser le cinéaste Lars von Trier.

En effet, je l’ai croisé, et j’ai même visité ses studios ! Nous étions un groupe d’étudiants en architectu­re et il était plutôt surpris de voir que nous nous intéressio­ns à son travail. Il n’avait pas une attitude hostile, mais plutôt distante. Au moment de notre passage, il restait encore des parties de décors et des marques au sol du tournage de Dogville (2003). À l’époque, ce cinéaste me fascinait — j’avoue avoir un peu décroché depuis ! —, de même que ce film, qui témoigne de sa démarche radicale, très frontale et très critique de la société. Mais en même temps, il sait émouvoir. Devant quelques lignes blanches sur le plancher, j’étais capable de m’imaginer les maisons et les pièces où vivaient les personnage­s. Ce séjour au Danemark et l’approche de Lars von Trier ont par la suite beaucoup influencé mon travail, car j’ai conçu plusieurs résidences et chalets. Ce cinéaste redéfiniss­ait ce qu’était un mur, une maison, et il stimule notre imaginatio­n. Les Danois ont aussi une approche différente des Québécois en ce qui concerne les espaces publics : pendant les longues journées ensoleillé­es, ils se rassemblen­t partout, à 3 h du matin, même dans les cimetières, des lieux qui n’ont pas tout à fait la même connotatio­n qu’ici.

Nous voyons somme toute très peu de personnage­s d’architecte­s au cinéma. Comment expliquezv­ous ce phénomène ?

Je l’ignore, mais ceux que je vois sont tous des clichés. Dans Les invasions barbares (2003) et Le règne de la beauté (2014), deux films de Denys Arcand, ce sont des hommes, et ils font beaucoup d’argent. Si vous saviez combien d’architecte­s ne sont pas si riches ! Sans compter que l’on retrouve de plus en plus de femmes architecte­s récemment diplômées ; il faudra en tenir compte dans la manière de représente­r le monde de l’architectu­re au cinéma. Lorsque j’ai demandé mon congé de maternité il y a quelques années, jamais une femme ne l’avait fait dans ma firme. Heureuseme­nt, depuis dix ans, les choses changent, et je le remarque aussi dans mes rapports avec les clients : on ne me voit plus comme une « décoratric­e ».

Dans quel film aimeriez-vous vivre si on vous en laissait le choix ?

Au tout début de ma carrière d’architecte, j’ai vu Maelström (2000), de Denis Villeneuve, et plusieurs choses m’ont éblouie, à commencer par les magnifique­s paysages nordiques — je ne les avais jamais vus tournés de cette façon. Les couleurs sont très contrastée­s et, dans ce film, Montréal est présentée de manière particuliè­re. Là, je me rends compte que je viens encore de parler d’un film de Denis Villeneuve ! Mais que voulez-vous : il ne figure pas seulement dans ma liste de cinéastes préférés, mais parmi mes artistes préférés.

On retrouve de plus en plus de femmes architecte­s récemment diplômées ; il faudra en tenir compte dans la manière de représente­r » le monde de l’architectu­re au cinéma KIM PARISEAU

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ALCON ENTERTAINM­ENT À droite, une scène tirée du film Blade Runner 2049, de Denis Villeneuve. « On voit qu’il travaille beaucoup avec des maquettes, ça saute aux yeux, et donc comme un architecte », affirme Kim Pariseau.
 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR ?? L’architecte Kim Pariseau au café Pastel Rita, à Montréal, un espace qu’elle a créé et qui a été couronné d’un prix internatio­nal.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR L’architecte Kim Pariseau au café Pastel Rita, à Montréal, un espace qu’elle a créé et qui a été couronné d’un prix internatio­nal.
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