Entre Dune et le Danemark
Comme les cinéastes rêvant de voir leurs films traverser le temps, l’architecte Kim Pariseau conçoit ses projets pour qu’ils soient tout à la fois élégants, fonctionnels et durables
Les cinéastes comme les architectes posent un regard singulier sur leur environnement. Celles et ceux qui ont la tâche de tracer les plans de nos maisons ou de nos lieux de rassemblement se laissent-ils influencer par le cinéma ? Est-ce que les films représentent pour eux une source d’inspiration ? Dans la série La leçon d’architecture, Le Devoir va à la rencontre d’architectes pour parler de leur métier, mais à travers le filtre du septième art.
Être designer d’intérieur n’a pas suffi à Kim Pariseau pour combler sa soif de beauté et son désir de voir ses contemporains évoluer dans des environnements inspirants. La Montréalaise a d’abord pris le chemin de Québec pour étudier à l’École d’architecture de l’Université Laval, ensuite celui de Copenhague, au Danemark. Cette année d’études lui a permis d’approfondir le style scandinave, qu’elle préfère désigner par l’expression « style nordique », parce qu’il est applicable aussi bien ici qu’en Europe.
Pour matérialiser sa vision architecturale, soit de « créer des espaces de vie et pas seulement de beaux espaces », elle opte pour des lignes simples et épurées, favorisant aussi la lumière naturelle. Depuis 2011, cette vision guide l’agence qu’elle a fondée, APPAREIL Architecture, liée, seule ou avec d’autres firmes, à de magnifiques projets résidentiels un peu partout au Québec ainsi qu’à des projets d’établissements scolaires (dont l’école de l’Étincelle, à Saguenay, dans le cadre du programme Lab-École) et de commerces, comme le bar Saint-Denis, le restaurant Hoogan et Beaufort et le café Pastel Rita. Conçu à un coût très modeste, et ce, grâce aux efforts d’ingéniosité de Kim Pariseau et de son équipe, ce dernier lieu fut d’ailleurs couronné d’un prix international en 2019. C’est dans cet espace lumineux et animé qu’a eu lieu la rencontre avec Le Devoir.
Quel rapport entretenez-vous avec le cinéma, et a-t-il évolué au fil du temps et de votre carrière ?
J’ai grandi avec un père très proche des artistes et d’une mère très cinéphile. Mon père possédait une boutique de matériel pour artistes, et il a fondé une coopérative d’artistes professionnels tout près d’ici, sur le boulevard Saint-Laurent. Quant à ma mère, lorsque j’étais jeune, elle fréquentait pratiquement tous les festivals de cinéma à Montréal. Alors, forcément, j’ai beaucoup baigné dans cet univers et j’ai côtoyé beaucoup de créateurs. En vieillissant, mes champs d’intérêt ont changé, mais je reviens progressivement au cinéma depuis que je suis mère. De plus, chaque année, le Festival international du film sur l’art (FIFA) représente pour moi un événement incontournable. Non seulement je vais voir des films sur des architectes ou sur des courants architecturaux, mais sur toutes sortes d’artistes. C’est une plongée dans des univers différents et une sorte de formation continue.
LA LEÇON D’ARCHITECTURE
Chaque année, le FIFA est pour Kim Pariseau une plongée dans des univers différents et une sorte de formation continue
Est-ce que certains films ou certains courants esthétiques ont influencé votre pratique ?
Pendant mes études, dans un cours sur l’histoire de l’architecture, je me suis intéressée à Playtime (1967), de Jacques Tati. Ce film m’a beaucoup interpellée sur l’aspect générique des
maisons et sur ce phénomène voulant que, si quelque chose fonctionne, on puisse le répéter à l’infini. En fait, ces petites boîtes, ces petites cellules, sont très contraignantes, au point de rendre l’être humain un peu zombie. Ce n’est pas pour rien que Monsieur Hulot (Jacques Tati) est habillé en gris dans un univers gris… En fait, Playtime m’a fait comprendre l’importance de la scénographie dans un projet architectural afin de saisir la manière dont on bouge dans l’espace. Mine de rien, cet aspect nous donne beaucoup de contrôle sur les autres : Playtime, c’est le parfait contre-exemple !
Devant un film de fiction, surtout les plus spectaculaires sur le plan architectural, êtes-vous capable de ranger votre regard d’architecte et d’adopter celui de simple spectatrice ?
En fait, j’aime les films qui m’éloignent le plus de mon univers construit, et comme j’ai étudié en arts visuels, je les regarde parfois comme des tableaux. L’intrigue devient alors secondaire. Même si je n’adore pas la science-fiction, je pense aux films récents de Denis Villeneuve (Blade Runner 2049 [2017], Dune [2021]), qui se déroulent dans des mondes désertiques où les paysages et les bâtiments deviennent de véritables créations. On voit d’ailleurs qu’il travaille beaucoup avec des maquettes, ça saute aux yeux, et donc comme un architecte ! En plus, ses images me rappellent la démarche de l’artiste américain Richard Serra, très connu pour ses grandes sculptures en métal, des oeuvres monumentales dans lesquelles on peut se déplacer. Elles établissent des contrastes avec le paysage, et je ne serais pas surprise que Denis Villeneuve connaisse cet artiste.
Vous avez étudié à Copenhague, au Danemark, et on ne peut s’empêcher de penser que vous avez peut-être pu croiser le cinéaste Lars von Trier.
En effet, je l’ai croisé, et j’ai même visité ses studios ! Nous étions un groupe d’étudiants en architecture et il était plutôt surpris de voir que nous nous intéressions à son travail. Il n’avait pas une attitude hostile, mais plutôt distante. Au moment de notre passage, il restait encore des parties de décors et des marques au sol du tournage de Dogville (2003). À l’époque, ce cinéaste me fascinait — j’avoue avoir un peu décroché depuis ! —, de même que ce film, qui témoigne de sa démarche radicale, très frontale et très critique de la société. Mais en même temps, il sait émouvoir. Devant quelques lignes blanches sur le plancher, j’étais capable de m’imaginer les maisons et les pièces où vivaient les personnages. Ce séjour au Danemark et l’approche de Lars von Trier ont par la suite beaucoup influencé mon travail, car j’ai conçu plusieurs résidences et chalets. Ce cinéaste redéfinissait ce qu’était un mur, une maison, et il stimule notre imagination. Les Danois ont aussi une approche différente des Québécois en ce qui concerne les espaces publics : pendant les longues journées ensoleillées, ils se rassemblent partout, à 3 h du matin, même dans les cimetières, des lieux qui n’ont pas tout à fait la même connotation qu’ici.
Nous voyons somme toute très peu de personnages d’architectes au cinéma. Comment expliquezvous ce phénomène ?
Je l’ignore, mais ceux que je vois sont tous des clichés. Dans Les invasions barbares (2003) et Le règne de la beauté (2014), deux films de Denys Arcand, ce sont des hommes, et ils font beaucoup d’argent. Si vous saviez combien d’architectes ne sont pas si riches ! Sans compter que l’on retrouve de plus en plus de femmes architectes récemment diplômées ; il faudra en tenir compte dans la manière de représenter le monde de l’architecture au cinéma. Lorsque j’ai demandé mon congé de maternité il y a quelques années, jamais une femme ne l’avait fait dans ma firme. Heureusement, depuis dix ans, les choses changent, et je le remarque aussi dans mes rapports avec les clients : on ne me voit plus comme une « décoratrice ».
Dans quel film aimeriez-vous vivre si on vous en laissait le choix ?
Au tout début de ma carrière d’architecte, j’ai vu Maelström (2000), de Denis Villeneuve, et plusieurs choses m’ont éblouie, à commencer par les magnifiques paysages nordiques — je ne les avais jamais vus tournés de cette façon. Les couleurs sont très contrastées et, dans ce film, Montréal est présentée de manière particulière. Là, je me rends compte que je viens encore de parler d’un film de Denis Villeneuve ! Mais que voulez-vous : il ne figure pas seulement dans ma liste de cinéastes préférés, mais parmi mes artistes préférés.
On retrouve de plus en plus de femmes architectes récemment diplômées ; il faudra en tenir compte dans la manière de représenter » le monde de l’architecture au cinéma KIM PARISEAU