L’ultime cri du coeur d’Antoine Charbonneau-Demers
L’auteur de Daddy et de Good boy offre un Roman sans rien profondément original, situé aux deux pôles de son oeuvre
ECe livre [Daddy] m’a permis d’observer les conséquences de l’écriture autobiographique sur moi, sur les gens de mon entourage et sur les lecteurs
ANTOINE CHARBONNEAUDEMERS
n 2018, un garçon dont Antoine Charbonneau-Demers était amoureux lui a révélé que le lecteur arrivait très bien à faire la différence entre ce qui était vrai et ce qui était inventé dans ses romans. « Il faudrait que t’écrives sans rien », lui a-t-il dit. Aussitôt dit, aussitôt fait. Pour un écrivain habité tant par une volonté de plaire que par un besoin d’être cru, entendu et vu, cette injonction au minimalisme sonnait comme un merveilleux moteur pour faire progresser l’écriture.
« Je me suis envolé en Europe pour un voyage durant lequel j’ai tenu un journal sur mes rencontres et mes aventures, raconte le romancier, attablé devant un café. Je croyais qu’à mon retour, je pourrais envoyer ce dernier tel quel à mon éditeur, et que ça deviendrait mon roman. Mais quelque chose m’en a empêché. S’ensuivirent quatre ans de questionnement et de réécriture, et une version plus romancée jetée en intégralité à la poubelle. »
Entre-temps, Antoine Charbon ne au De mers amis en branle un autre projet autobiographique : Daddy (VLB éditeur, 2020), un récit composé dans l’urgence de la pandémie dans lequel il raconte sa relation toxique avec un banquier de vingt ans son aîné. « Ce livre m’a permis d’observer les conséquences de l’écriture autobiographique sur moi, sur les gens de mon entourage et sur les lecteurs. Je souhaitais parler de cette réflexion, mais c’était impossible pour moi d’utiliser une seconde fois l’autobiographie, parce que je ne voulais pas faire encore plus de mal autour de moi. »
À son journal intime — dans lequel il a volontairement modifié les noms et les lieux —, l’écrivain a donc ajouté une seconde partie, complètement fictive, qui met en scène une galerie d’abracadabrants personnages — un farfadet fatal, un magnat de l’immobilier, une actrice niçoise antithéâtrale ou un conférencier motivationnel pas tellement gai — qui réfléchissent, comme autant de voix juxtaposées à celles de l’auteur, à notre rapport à la fiction romanesque, et à ses manières
de remplir les vides, d’articuler les corps et de manifester les désirs.
« J’ai travaillé cette deuxième partie pour qu’elle emprunte au style de Dan Brown, Marc Levy ou Guillaume Musso, des romanciers que j’aime parce qu’on oublie que ce qu’on lit a été écrit, on oublie le style. Je voulais que ça ressemble à une mauvaise traduction française aussi, le genre de livre qu’on achète chez Costco. »
Cet exercice a donné naissance à Roman sans rien, un livre profondément original, composé dans une tentative de l’auteur de repousser le plus possible sa nature et ses pulsions artistiques « Dans la première partie, j’ai tout fait pour retenir mon imagination. Et dans la deuxième, j’ai ouvert les valves, mais pas trop, parce que je ne voulais pas que ça me ressemble, et je voulais camoufler la vérité, ce qui est très loin de mon instinct. »
Une réflexion pour un tournant
Pour l’écrivain originaire de RouynNoranda, ce quatrième roman, qui sert en quelque sorte de synthèse à son oeuvre et pousse à son paroxysme sa réflexion sur les deux pôles de son travail littéraire — la fiction et l’écriture du réel — marque un tournant visible dans la différence entre les deux livres qu’il contient.
« Ce livre est un tournant puisqu’il clôt un chapitre. La première partie représente ma dernière tentative d’être entendu. Je me retiens d’y utiliser de la poésie, des images et des fantaisies, parce que si ça a l’air faux, personne ne va me croire. Lorsque les gens me demandent où j’ai pris mes idées, ça me décourage, parce que je les prends dans ma détresse, bien réelle. »
En contrepartie, la seconde section illustre le temps de réflexion qu’a dégagé la mise sur pause du projet, au beau milieu de sa création. « Ce hiatus m’a permis de comprendre que le roman n’est pas un outil pour parler, pour lancer un cri du coeur ou un appel à l’aide. La réponse que j’attends est impossible à donner. C’est voué à l’échec. Je suis plus mature, je n’ai plus envie de brasser de la merde. Vraiment, je vais y laisser ma santé. Je veux reprendre mon pouvoir. Peut-être que dans mon prochain livre, je ne serai pas une victime », souffle-t-il, visiblement émotif.
Embrasser la suite
À chacun de ses romans, Antoine Charbonneau-Demers assume de plus en plus son inscription dans un courant littéraire qui embrasse la culture et la sexualité gaie telle qu’elle est, sans chercher à la normaliser ou à la rendre plus exotique. « Depuis tantôt, j’évoque mon besoin d’être vu et entendu. Ce besoin est lié à mon appartenance à la communauté gaie, parce que même là, j’ai l’impression de ne pas avoir de place. Tout le monde parle de ça comme une chosen family, mais moi, je n’y ai pas accès. Au fil du temps, c’est devenu conscient que l’homosexualité est mon sujet, c’est l’une des raisons pour lesquelles j’écris. Je me sens moins coupable d’être dans la provocation, de montrer cette vérité-là. C’est une façon de dire aux gens ce qui se passe quand… quand ils ne sont pas là. » Envers sa famille — avec qui la relation complexe fait figure de spectre dans l’ensemble de son oeuvre —, l’auteur laisse transparaître une compassion plus présente que jamais dans Roman sans rien. « Ma famille, ce sont les personnes que j’aime le plus au monde. Certaines d’entre elles m’ont tellement aimé, m’aiment encore et sont toujours là pour moi. C’est pour ça aussi que c’est déchirant, parce que je ne souhaite pas les écorcher. Je ne leur en veux pas, mais il faut qu’on parle de ce qui est arrivé. Je ne peux pas inventer des histoires de dragons, ce n’est pas ça que je porte en moi. Oui, je suis prêt à me sacrifier, mais je ne peux pas sacrifier mon entourage, qui n’a rien demandé. Si quelqu’un se reconnaît dans mon livre, c’est que je l’aime absolument. »
Et de la compassion envers luimême ? Réussit-il à en avoir un peu ? « Je pense que ça commence… Et ça aussi, ça marque un tournant. »