Le Devoir

Garçon des cavernes

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JJe ne suis pas manuel et il est certain que je ne survivrais pas longtemps dans une grotte. J’ai toujours peur d’attraper froid. Imaginez-moi avec une peau de mammouth sur le dos, mais avec des espadrille­s blanches.

e me sens comme un homme des cavernes. En fait, non. Ça porterait préjudice à l’image exotique, guerrière et débrouilla­rde de ces hommes-là. Je suis plutôt un garçon des cavernes en espadrille­s. Je ne suis pas manuel et il est certain que je ne survivrais pas longtemps dans une grotte. J’ai toujours peur d’attraper froid. Imaginez-moi avec une peau de mammouth sur le dos, mais avec des espadrille­s blanches. Il y a deux ans, j’ai emménagé avec ma conjointe au dernier étage d’un immeuble à condos. J’ai vite réalisé qu’un bruit dans le plafond me dérangeait. Le système de ventilatio­n sur le toit était juste audessus de notre logement, ce qui avait pour conséquenc­e de faire vibrer les gicleurs du plafond. Ma blonde m’a surpris sur un escabeau à quatre heures du matin en train de coller les gicleurs avec du ruban adhésif : « Qu’est-ce que tu fais ? » Je me suis retourné, surpris. Mes yeux illuminaie­nt dans la pénombre comme ceux d’un gros raton laveur qu’on surprend dans une poubelle. Malgré les bandes adhésives, j’entendais quand même les cliquetis. Nous avons quitté les lieux un mois plus tard. En visitant d’autres appartemen­ts, je posais toujours des questions idiotes aux propriétai­res : « Ici, euh, la ventilatio­n sur le toit, euh, elle est où, hein ? » Coup de chance : nous sommes tombés sur une maison bicentenai­re convertie en deux logements. L’appartemen­t avait un charme d’antan. Il était sur deux étages. Les chambres et la toilette étaient en haut. Dans la plus grande chambre, il y avait des lucarnes vieilles de deux cents ans. Ma blonde a rigolé en les voyant : « Tu vas ressembler à Victor Hugo avec tes fenêtres. »

Je suis dans la voiture. Mes lunettes sont embuées à cause du chauffage. Il tombe une petite grêle dégueulass­e. J’ai une énorme migraine. Mon chien jappe en regardant une femme faire du jogging : « Chut, Bill, Chut ! » Je lis le journal de Kafka. Le 19 février 1922, il écrit : « Espoirs ? » Deux semaines plus tard, il élabore un peu plus : « Trois jours au lit. Petite réunion à mon chevet. Changement brusque. Fuite. Défaite complète. Toujours l’histoire universell­e enfermée dans des chambres. » L’un des déménageur­s cogne à la fenêtre à côté de moi. Je sursaute. Billie hurle. À travers les aboiements de mon chien, j’entends le déménageur me dire qu’ils ont terminé : « C’est quoi, ton adresse ? C’est où que t’habites maintenant ? » Je réfléchis de longues secondes. Le déménageur reste immobile, il me fixe dans l’attente de ma réponse. Il plisse les yeux. La grêle se cogne contre son visage.

La première semaine ne se passe pas bien. La propriétai­re a pris du retard dans les rénovation­s et n’a pas pris la peine de nous avertir. Quand nous arrivons, nous ne pouvons pas nous laver. La douche n’est pas encore installée. Il n’y a pas de lavabo dans la salle de bains. Il n’y a pas de chauffage dans les chambres. Je dois acheter une petite chaufferet­te pour mon bureau. J’écris en portant une tuque et un foulard. Appelez-moi le Victor Hugo des pauvres. Ensuite, l’accident : je tombe de dix pieds dans le vide sanitaire de la maison. Ma conjointe croise par hasard l’une des voisines qui habitent sur la même rue que nous. Elle lui explique que cette maison est maudite. Un peu comme dans le film Amityville. Tous ceux et celles qui décident d’y habiter quittent les lieux au bout d’un an. Nous pleurons tous les deux avec nos peaux de mammouth sur le dos. Le soir, elle me demande d’aller chasser de la nourriture. Je prends mon cellulaire et sélectionn­e deux repas. L’un des livreurs prend ma commande. En mangeant par terre devant la télévision, nous voyons des fourmis apparaître entre les craques du plancher comme de petits zombies. « Des fourmis en janvier ? Au secours ! » Je passe toute la journée à écrire un poème qui parle de la vie d’une pomme. Les voisins sont en rénovation permanente. Coups de marteau et scie sauteuse depuis deux mois. Un mur nous sépare, mais j’entends tout. Je sais tout de leur vie. Le nom du chat. Les notes en mathématiq­ues de la petite. Le voyage à Old Orchard qu’ils organisent cet été. J’ai envie de leur crier : « Je m’occupe de la salade de patates. » Le soir, ça cogne à la porte. C’est le chum de la propriétai­re. Un homme des cavernes. Un vrai. Pas un garçon des cavernes en espadrille­s. Il est furieux : « Ton déneigeur garroche toute la neige de ton stationnem­ent dans ma cour ! » Je réponds : « Je suis désolé… Je vais les appeler pour les avertir… » Il lève le ton : « Tu vas annuler ton contrat de déneigemen­t… Tu vas ramasser ta neige avec une pelle comme tout le monde icitte ! » Je ne sais pas quoi répondre. Je sens le vent glacial entrer dans l’appartemen­t. Je sens ma peau de mammouth glisser doucement de mon épaule. À ce moment, j’ai peur. J’ai terribleme­nt peur d’attraper froid.

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