Le Devoir

Les longueurs d’avance

- Claudia Larochelle Collaborat­rice Le Devoir

Appelons-la Julie. Plutôt Karine. Ou un prénom tout aussi commun chez celles qui sont nées à la fin des années 1970. Dans notre petite banlieue au bord de l’autoroute 20, elle m’était tombée dans l’oeil, puis dans le coeur. D’abord par sa beauté atypique, puis par ses mystères voilés sous une attitude farouche que certains voyaient comme de la dureté ou un refus des convention­s. C’est sûr, elle n’était pas sage. Ça m’avait plu.

Il m’arrive de me demander si les livres ne cherchent pas à nous envoyer des messages. Comme des oracles plus consistant­s que des biscuits de fortune ou des cartes divinatoir­es. Deux histoires assez troublante­s sur le même sujet me sont tombées dans l’oeil en moins d’une semaine, ça ne pouvait pas être qu’un hasard. Pas quand ces lectures nous hantent aussi la nuit. Au sortir de ces pages prémonitoi­res, sur Facebook, j’ai su qu’elle était morte.

Appelons-la Julie. Plutôt Karine. Ou un prénom tout aussi commun chez celles qui sont nées à la fin des années 1970. Dans notre petite banlieue au bord de l’autoroute 20, elle m’était tombée dans l’oeil, puis dans le coeur. D’abord par sa beauté atypique, puis par ses mystères voilés sous une attitude farouche que certains voyaient comme de la dureté ou un refus des convention­s. C’est sûr, elle n’était pas sage. Ça m’avait plu. Elle avait appris à esquiver les coups. En cas de problème, elle irait au front pour moi. Pratique pour une peureuse de ma trempe. Elle irait partout parce que chez elle, tout était permis. Du moins, quand le chum de sa mère n’y était pas. Lui, je ne l’avais jamais vu. On refusait que je « m’aventure » chez elle… En échange de son aura insolente dont je profitais par procuratio­n, je lui permettais de plagier mes examens quand elle arrivait en classe après tout le monde, et à côté de ses pompes, c’est-à-dire à peu près tout le temps. Ce serait l’accord tacite qui rythmerait une partie de notre jeunesse. Jusqu’au cégep, où nos trajectoir­es se sont séparées.

J’ai su plus tard qu’elle dansait nue dans un bar de Beloeil, qu’elle avait eu un petit dont le père avait la garde exclusive et qu’elle luttait contre des problèmes de toxicomani­e. En retrouvant une vieille photo sur laquelle elle m’enlace, je la revois qui me dépasse d’une tête ; grande et costaude sous ses habits gothiques. On ne voit que mes broches. Elle ne souriait jamais. Jeune, je ne percevais pas ces choses-là. Jeune, je croyais que parce que nous partagions une ville-dortoir, des camarades, des camps d’été, nous étions faites du même bois, que nos destins seraient à peu près similaires. Jeune, je ne savais pas que l’amour qu’on reçoit à la naissance fait foi de tout, qu’il n’y a souvent que ça pour sourire, pour s’élever ou s’enterrer.

Les lectures récentes, donc, des écrivaines françaises Johanne Rigoulot et Nathalie Azoulai, respective­ment dans Une fille de province (Les Avrils, 2023) et La fille parfaite (P.O.L, 2022), ont eu raison des restes de ma naïveté d’alors. Chacune à leur manière, elles reviennent sur les trajectoir­es d’amitiés de jeunes filles. Des duos dont l’une se suicide à l’âge adulte. Celle qui n’a pas eu l’aval des grands pour rêver en paix, s’imaginer en mieux, se nourrir d’espérances. « […] comme si l’infinie liberté dont nous jouissions alors, portée par des parents bienveilla­nts ou simplement dépassés, avait suffi à nous coller des ailes », écrit Rigoulot.

Là où j’ai trouvé des oreilles attentives, un réel intérêt pour mes réalisatio­ns, une protection et des remontranc­es que j’ai souvent trouvé exagérées, ma camarade avait été laissée à elle-même, incapable de trouver sa voie dans l’immensité d’un monde sans balises. Un monde sans présence tout court.

Elle aurait eu 46 ans ce printemps. Ça me semble étrange de retrouver les traits de son visage, trente ans plus tard, dans une très courte notice nécrologiq­ue. Sa tristesse figée dans le temps… C’était écrit dans le ciel que tout allait la mener là. Avant moi. A-t-on essayé de la tirer de son bourbier ? Peut-être. N’empêche, j’aurai toujours en détestatio­n l’inégalité des départs dans l’existence. Je souhaite que son fils soit outillé pour deux, qu’un adulte plus alerte que les autres puisse veiller.

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