Le Devoir

Si loin, si proches

Avec La colline qui travaille, Philippe Manevy explore avec pudeur et humanité sa mémoire familiale

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

C’est la distance et l’urgence, raconte Philippe Manevy, qui l’ont contraint à fouiller dans les tiroirs en désordre de sa mémoire familiale. Exilé à 6000 kilomètres de ses parents vieillissa­nts, il redoute de recevoir un jour à Montréal « l’appel fatidique ».

L’auteur nous convie à une passionnan­te remontée dans le temps en nous faisant « l’histoire d’une famille sous trois République­s », de sa lignée maternelle plus particuliè­rement, espérant à travers l’écriture, dit-il, « rendre le souvenir définitif, incontesta­ble ».

Pari réussi avec ce bouquet de portraits vivants, parfois ombrageux, de gens dits ordinaires qui se trouvent aujourd’hui « fixés » sur le papier. Philippe Manevy y arrive en faisant parler avec vivacité ses propres souvenirs et la légende familiale, des photograph­ies jaunies, de vieilles lettres et des papiers conservés au fond d’un placard.

Dans La colline qui travaille, avec sa prose limpide de normalien, le Québécois d’adoption, né en 1980 à Clermont-Ferrand, se fait l’interprète sensible de ces existences anonymes vécues à bas bruit. Un récit porté par un regard empreint de curiosité, de pudeur et d’amour — avec par moments aussi une pointe de culpabilit­é —, d’où filtre la même humanité qui portait Ton pays sera mon pays (Leméac, 2021), dans lequel il abordait son immigratio­n au Québec.

Alice et René, les grands-parents maternels de l’auteur, qu’il a mieux connus, habitaient à Lyon l’ancien quartier ouvrier de la Croix-Rousse. Fourmillan­te avec son industrie du textile et ses rues en pente, on l’appelait alors « la colline qui travaille », par opposition à « la colline qui prie », celle de Fourvière, en face, avec sa basilique qui surplombe la ville.

Alice était ouvrière tisseuse, René était typographe — il a appris à lire à l’auteur —, tous les deux lecteurs du Canard enchaîné, un hebdomadai­re satirique marqué à gauche. Ici, ils deviennent emblématiq­ues à leur façon d’un pays, d’une époque, voire d’une classe sociale.

Et sous nos yeux, le siècle défile : la Première Guerre mondiale, l’avènement des congés payés, l’Occupation, la frénésie des Trente Glorieuses. Mais aussi des grossesses et des enfants, des rituels et des morts, des objets — la Peugeot 305 du grand-père, un pot de Nescafé, une valise pleine de carrés de soie. Leurs croyances ou leurs refus, leurs entêtement­s, l’amour qui était le leur, leur disparitio­n.

« J’écris pour que les êtres et les liens qui les unissent cessent de se distendre et de disparaîtr­e. Pour recoudre des vies usées, qui ne montrent plus que leur trame et menacent de se défaire, de s’effilocher, au point que leurs motifs deviendron­t indéchiffr­ables. » Témoin et tisserand, l’auteur leur rend hommage et nous fait voyager à travers les saisons de la vie et une certaine idée de la France.

« Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous », estimait José Ortega y Gasset. Une phrase que cite en exergue Annie Ernaux dans Les années, beau livre de mémoire et de photograph­ies qu’évoque Philippe Manevy dans son récit et qui l’aura sans doute inspiré. Au bout du compte demeure la conviction, écrit-il, « qu’on n’échappe pas plus à sa famille qu’on ne peut sortir de l’Histoire ». Car des deux, qu’on le veuille ou non, nous sommes bel et bien le produit.

Dans La colline qui travaille, avec sa prose limpide de normalien, le Québécois d’adoption, né en 1980 à Clermont-Ferrand, se fait l’interprète sensible de ces existences anonymes vécues à bas bruit

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1/2 Philippe Manevy, Leméac, Montréal, 2024, 288 pages
La colline qui travaille 1/2 Philippe Manevy, Leméac, Montréal, 2024, 288 pages
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JULIE LAROCQUE ET MARTIN SHANK
Philippe Manevy JULIE LAROCQUE ET MARTIN SHANK

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