Anatomie de l’horreur
Cassie Bérard livre avec Congé un cinquième roman hanté par le spectre de Stephen King
On entre dans l’univers de Cassie Bérard comme on le ferait dans la maison d’un inconnu. On retire nos chaussures et franchit le hall l’oeil aux aguets, incertains de ce que nous réserve le décor, et encore moins de ce qui se cache sous les meubles.
Avec Congé, l’écrivaine et professeure au Département d’études littéraires de l’UQAM ajoute une nouvelle brique à une oeuvre qui manipule à son avantage les traditions narratives et les conventions théoriques. Après une fable prolétaire métaphysique (Qu’il est bon de se noyer), un récit psychologique mathématique (La valeur de l’inconnue) et un polar dystopique (L’équilibre), l’autrice manipule les codes et les genres à sa guise pour offrir un roman d’horreur unique et évasif.
Clémence, une policière en congé, habite Mystic, une petite bourgade des Cantons-de-l’Est où les résidents se confortent devant les malheurs de la vie en en attribuant la faute aux fantômes et aux sorcières. Alors qu’elle devrait profiter de son temps libre pour reprendre le contrôle de la ferme héritée de son père, nourrir les poules et retirer les mauvaises herbes qui envahissent le jardin, la jeune sergente est plutôt happée par un mystère qui la dépasse.
Sur le meuble du buffet, son amant, parti à Portland sur les traces de Stephen King, a laissé un manuscrit inachevé dans lequel il documente un meurtre irrésolu datant de 1903, et que le village semble avoir voulu taire. Pour faire la lumière sur cette enquête, Clémence conduit jusqu’au Maine, déterminée à retrouver les traces de son amant et à combler la brèche ouverte dans son histoire personnelle.
Comme toujours avec Cassie Bérard, les motifs et les souvenirs ne sont jamais vraiment ce qu’ils font mine d’être, et les personnages se transforment, s’opacifient à mesure que le récit progresse, mus par un refus de regarder la vérité en face, d’affronter les peurs et les risques réels, par une volonté de perpétuer un mythe qui assure un certain statu quo. « À Mystic, les gens ont toujours voulu croire aux fantômes et aux sorcières. Peut-être était-ce plus rassurant que d’imaginer que l’on puisse mourir aux mains des hommes. »
Guidée par un murmure et une présence obsédante qu’elle ne parvient pas à identifier, la policière mène une investigation improbable dont les morceaux prennent un temps fou à s’emboîter, tant les éléments rechignent à se figer, malmenés qu’ils sont par des changements de perspectives et des retournements de situation pour le moins inusités.
Hanté par le spectre de Stephen King, parmi d’autres, le récit brouille l’enquête classique qui se trouve en son coeur avec des aspects surréalistes et horrifiques qui nécessitent un certain décodage. L’autrice livre ainsi un discours sur la construction de la fiction et sur l’interprétation subjective que chacun tire d’un événement. Ce doute semé à tout vent donne un air inachevé à la lecture, mais renforce le côté méta d’une quête de vérité qui se répercute dans la forme et le fond comme dans la réception. Original et ambitieux.