Le Devoir

L’art de déborder du cadre

Le nouveau livre de Dany Laferrière propose l’autoportra­it naïf d’un écrivain inclassabl­e

- YANNICK MARCOUX COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

«Observer, c’est lire. Il n’y a pas que dans les livres qu’on lit », nous prévient Dany Laferrière. À l’occasion de la parution de son plus récent titre, Un certain art de vivre, Le Devoir le retrouve justement, par la magie de la visioconfé­rence, à son poste d’observatio­n — ou de lecture —, dans son appartemen­t de Paris où, haut perché, il s’abreuve de la lumière qui perce la fenêtre.

Il est bientôt attendu au Salon du livre de Trois-Rivières, qui l’accueiller­a comme écrivain en résidence. En attendant, ses tâches hebdomadai­res à l’Académie française le retiennent dans la Ville Lumière où, s’il faut croire tout ce qu’il dit, il est en plein jeûne : « Les fauteuils sont inconforta­bles et la rétributio­n est insuffisan­te : c’est le principe aristocrat­ique. Mais la nourriture est excellente. Alors chaque jeudi, je mange, et le reste de la semaine, je ne mange plus. »

Sur ce coup, il est ironique, bien sûr, mais peut-on toujours en être certain ? Le regard plongé au fond des choses, les mots fouillant les vérités, même les plus simples, pour y découvrir une pépite oubliée, son imaginaire, à l’instar de ses livres, emprunte d’étonnants détours qui nous mènent bien souvent à ce sourire éclatant, toujours prêt à surgir. En vérité, Dany Laferrière joue sur tous les plans. Comment pourrait-il en être autrement, de toute façon, pour un écrivain qui avoue « ne pas toujours être le même » ?

La forme en question

Dans Un certain art de vivre, l’écrivain cherche à « savoir comment les choses s’étaient passées dans cette vie où [il] n’a pas cessé de bouger. » En vers libres, dans ce qui a l’apparence de chroniques brèves, de haïkus expansifs ou de réflexions à l’emporte-pièce, Dany Laferrière « dessine un autoportra­it naïf ».

Livre inclassabl­e ? Probableme­nt. Dany Laferrière, tout en s’excusant auprès des libraires, préfère naviguer pardelà les étiquettes : « Borges disait : “Dire d’un livre que c’est un roman est l’équivalent de dire qu’il est rouge. Ça ne veut rien dire.” Un livre est un objet qui est fait pour être lu. Voilà. »

En discutant, d’involontai­res définition­s en tracent néanmoins les contours : « Chaque petit texte est tellement complet, autonome, presque, même si relié au reste, que ce sont des microrécit­s. Je voulais faire un livre qui paraît mince, mais qui est très chargé. »

Rêveries, sagesse et candeur se côtoient dans un style limpide, mais, pour l’écrivain, cette parade légère révèle une tension révolution­naire : « Pour moi, il faut que ce soit totalement classique, et révolution­naire. Je prends une langue absolument classique. Et l’idée révolution­naire, c’est que la langue est si classique qu’elle n’est pas vue. Le chemin des mots est celui du lecteur, on lit les mots sans les reconnaîtr­e, mais à la fin, ils ouvrent une fenêtre sur un nouveau paysage. »

Et en effet, lorsque se referment ces quelques vers qui forment un tout, on reste un moment devant cette fenêtre ouverte, la pensée errante. Le texte, aéré, semble d’ailleurs nous inviter à ce flottement hors du monde. « Il faut tenir compte, en écrivant, du fait que le lecteur arrête parfois de lire sans toutefois fermer le livre. On doit éviter de parler par-dessus son silence », écrit-il.

Loin de la verve enfiévrée de certains de ses romans, on pourrait croire que ce style décanté serait la somme d’une vie à écrire. Ces chroniques brèves ne sont cependant pas sans rappeler Chronique de la dérive douce (VLB éditeur, 1994), et d’ailleurs, l’académicie­n admet que ce souffle est, depuis toujours, en germe dans son écriture : « Bien sûr, c’est une forme singulière. Mais quand j’ai reçu le Médicis, à Port-au-Prince, on m’a offert, en guise de cadeau, l’ensemble de mes articles publiés quand j’étais en Haïti, et c’était déjà là. J’avais 1920 ans, c’était moyen, peut-être, mais c’était déjà là. »

L’amour en un nom

Cette liberté, que l’écrivain n’a jamais cessé de revendique­r et d’incarner, représente un terrain de jeu où se réinventer, une assertion aussi vraie pour lui que pour son lecteur : « Sentir qu’il y a tout un monde en dessous de ces trois lignes. Savoir qu’on peut refaire l’aménagemen­t de ce livre complèteme­nt. On pourrait enlever les titres des chapitres, mettre toutes ces chroniques dans un chapeau, et en tirer un tout autre récit. »

Si la séquence des chroniques peut sembler arbitraire, un récit traverse néanmoins le livre : celui d’un homme ayant trouvé refuge à Bornéo pour encaisser le départ de Hoki. « Je cherchais une façon de dire l’amour, et j’ai remarqué que les gens qui sont dans la réalité de l’amour ne sont pas dans le discours », nous confie-t-il, ajoutant que le surgisseme­nt de Hoki suffit à nourrir des sentiments puissants et universels. « Et ce nom peut devenir douleur. Ce nom, c’est un monde. Toute la puissance magique réside dans le nom. On n’a qu’à l’appeler et l’espace est habité immédiatem­ent. »

À travers ce personnage, il admet avoir voulu « éviter les questions de races, de classes et de frontières », ne sombrant ainsi jamais dans le folklore : « Hoki n’est pas Haïtienne ni Japonaise, elle n’est pas vieille ni jeune, c’est l’amour. C’est Hoki. Et tout le monde peut s’y reconnaîtr­e, parce qu’il n’y a pas de descriptio­n. C’est une esquisse. »

Et pourquoi Bornéo ? En fait, Bornéo, à l’instar de Hoki, fait surgir un rêve, des images et des émotions qui ne se matérialis­ent pas concrèteme­nt : « Je lisais un livre que j’aime beaucoup de Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, et dans lequel il raconte qu’il avait été conçu à Bornéo. J’avais envie de vivre dans le son de ce nom : Bornéo. Et puis, j’aime citer les endroits que je ne connais pas. Je les habite plus facilement. Je les invente. Je peux en faire ce que je veux, en somme. Je n’ai pas décrit Bornéo, parce que lorsqu’on connaît, on n’a pas besoin de décrire. Et précisémen­t, je fais semblant de connaître en ne décrivant pas. »

La lumière grisée de Paris va se perdre derrière lui, vite avalée par les couleurs de quelques grands formats, accrochés sur les murs, d’illustrati­ons tirées de ses romans dessinés. À la tombée du jour, il nous invite à nous méfier « du côté gauche de la nuit » puis, toujours rieur, il nous propose de considérer les bienfaits que l’humain tirerait de revenir à une posture à quatre pattes. Plus sérieux, il nous explique comment « l’émotion annule le temps », puis chante les louanges de la culture : « L’individu, même nu, même en prison, même abattu, se tient debout dans son imaginaire. Et là, il est indestruct­ible. »

Il faudrait un espace vaste comme ce Bornéo imaginé pour en faire la démonstrat­ion ou, plus concrèteme­nt, la densité d’un livre comme Un certain art de vivre. En attendant, à ceux et celles qui espèrent révéler le mystère Dany Laferrière grâce à cet « autoportra­it naïf », celui-ci rappelle, indirectem­ent, qu’il n’est pas besoin de tricher pour faire sauter les règles du jeu : « Non, l’idée d’écrire sous un autre nom de plume ne m’est jamais venue. Borges dit que le plus sûr labyrinthe, c’est la ligne droite. Je pense finalement que je me cache plus facilement sous mon propre nom. »

Borges disait : “Dire d’un livre que c’est un roman est l’équivalent de dire qu’il est rouge. Ça ne veut rien dire.” Un livre est un objet » qui est fait pour être lu. Voilà.

DANY LAFERRIÈRE

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ADIL BOUKIND ARCHIVES LE DEVOIR Dany Laferrière
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Dany Laferrière, Boréal, Montréal, 2024, 144 pages
Un certain art de vivre Dany Laferrière, Boréal, Montréal, 2024, 144 pages

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