Le Devoir

Gravel et la mort

- LOUIS CORNELLIER Chroniqueu­r (Présence Info, Jeu), essayiste et poète, Louis Cornellier enseigne la littératur­e au collégial.

Je n’aurais jamais cru que François Gravel, écrivain guilleret et maître en badineries littéraire­s, me ferait réfléchir à un sujet aussi plombant que la mort. C’est pourtant l’exercice qu’il m’impose en publiant Prendre la mort comme elle vient (Druide, 2024, 258 pages), un recueil de propos, souvent amusés, sur la Faucheuse.

J’aurais pourtant dû me douter que ça s’en venait. Gravel, en effet, n’est pas qu’un fantaisist­e de la plume. Il a publié, depuis six ans, des livres dans lesquels la gravité se joint à l’humour pour appréhende­r la part sombre du réel.

Dans La petite fille en haut de l’escalier (Québec Amérique, 2018), il racontait ses difficiles relations avec une mère qui n’était pas faite pour avoir des enfants. Dans À vos ordres, colonel Parkinson ! (Québec Amérique, 2019), il révélait être aux prises avec cette insidieuse maladie. Dans Le deuxième verre (Druide, 2022), enfin, il évoquait les ravages de l’alcoolisme dans sa famille. Le pitre ne manque pas de lucidité.

Gravel, aujourd’hui, a 72 ans et vit avec les contrainte­s que lui impose le fâcheux colonel susmention­né. Il a conscience de se trouver dans le dernier tiers de sa vie. De là lui est venue l’idée « de composer de courts textes autour du thème de la mort, en essayant d’être léger comme une feuille d’automne emportée par le vent ».

Mourir, reconnaît-il, c’est plate, mais c’est la vie, alors allons-y. À celui qui lui demandera où il s’en va avec ses histoires macabres, Gravel sait déjà quoi répondre :

« À la même place que toi, lecteur. À la même place que toi. » En effet.

Les philosophe­s se sont beaucoup penchés sur la question. On dit souvent qu’Épicure aurait résolu le problème en affirmant que la mort n’est rien pour nous pour la raison suivante : si nous sommes vivants, elle n’est pas là et si elle est là, nous n’y sommes plus pour le savoir. En d’autres termes, donc, il n’y a rien là.

On me permettra, comme Luc Ferry dans son Dictionnai­re amoureux de la philosophi­e (Plon, 2018), de douter « que ce sophisme dérisoire ait réussi à convaincre qui que ce soit de ne pas redouter la mort » et de penser, comme André Comte-Sponville dans Contre la peur (Albin Michel, 2019), que si « Épicure a raison de dire que la mort n’est rien pour les morts,

[il a] tort d’ajouter qu’elle n’est rien pour les vivants. Car nous savons que nous mourrons ; or ce savoir, ce n’est pas rien ».

Gravel partage ce point de vue. Si les philosophe­s « avaient trouvé quelque chose d’éclairant [à propos de la mort] depuis deux mille ans, ça se serait su en dehors de leurs cercles », écrit-il. Il sera au moins d’accord, j’imagine, avec Comte-Sponville pour dire « que le rapport à la mort, pour chacun, [est] moins affaire de doctrine que de tempéramen­t ».

En matière de doctrine, Gravel sait où il loge : matérialis­te au sens philosophi­que du terme, il dit ne croire

« ni à l’âme ni à Dieu, encore moins au paradis et à l’enfer ». Il s’amuse d’ailleurs à réfuter les croyances douteuses, comme celle selon laquelle l’âme pèserait 21 grammes et celle décrivant la mort comme un passage dans un tunnel lumineux. N’importe quoi, résume-t-il.

En matière de tempéramen­t, Gravel ne se démonte pas devant la mort. On le connaît espiègle, inventif et sensible ; il le reste. Foin, dit-il, des prêtres, des philosophe­s et même des écrivains ! Pour imaginer la mort, pour la dire et la raconter, Gravel préfère les auteurs-compositeu­rs, Ferré et Brel, par exemple, mais surtout Brassens, le maître du genre.

En expliquant son inclinatio­n pour le brillantis­sime auteur du Fossoyeur, Gravel trace, en creux, son propre portrait. « Ses propos sur la mort ne sont jamais angoissant­s, dramatique­s ou grandiloqu­ents, écrit-il au sujet de Brassens. Pas de grandes réflexions métaphysiq­ues chez lui, pas plus que d’épanchemen­ts — ce n’est pas dans sa nature —, mais des pelletées de tendresse et d’humour. »

Pour décrire l’oeuvre de Gravel, je n’aurais pas trouvé mieux. L’écrivain, comme le chanteur, est drôle, mais ne niaise pas. Il ne prend pas la mort de haut, mais refuse de la laisser gagner de son vivant. Par ses fantaisies littéraire­s — commentair­es sur les dernières paroles d’écrivains, critique des rituels funéraires modernes insignifia­nts, examen de conscience facétieux —, il tente de déjouer la mort le plus longtemps possible en s’en jouant, tout en sachant qu’elle s’approche.

« Elle est là, derrière la porte. Je le sais depuis toujours. […] J’essaie tant bien que mal de ne pas attirer son attention. Elle est là, je le sais, mais je ne suis pas pressé de lui ouvrir. En attendant, j’ai des activités de vieux, soigneusem­ent choisies pour ne pas faire de bruit. »

Même s’il pense de plus en plus souvent à la mort, François Gravel est toujours bien vivant, mes amis, et je m’en réjouis.

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