Décoloniser le travail social
Longtemps écrasées par l’histoire coloniale, les perspectives autochtones doivent désormais être écoutées et respectées. Plusieurs regroupements et institutions autochtones ont émis des recommandations afin de décoloniser et d’améliorer la pratique du travail social par et pour les communautés. Parmi celles-ci, l’amélioration de la formation aux spécificités autochtones, la reconnaissance du racisme systémique et les obstacles linguistiques liés à des projets de loi inadaptés aux diverses réalités.
La province compte 11 nations et cinq fois plus de communautés autochtones sur son territoire, chacune possédant ses spécificités historiques, socioculturelles, territoriales et économiques. Dans la plupart de ces communautés, recruter des travailleurs sociaux (TS) est un défi immense. « Il faut augmenter les salaires et proposer de meilleures conditions de travail, suggère Maata Putugu, directrice des services communautaires pour le centre de santé Inuulitsivik, basé au Nunavik. Il faut souvent intervenir auprès de personnes qu’on connaît, car c’est une petite communauté. »
Recruter des professionnels de l’extérieur permettrait également de donner le choix aux personnes d’être suivies par une personne qu’elles connaissent ou non. « Nous devons gérer beaucoup d’urgences sociales et de santé mentale, c’est un travail difficile », poursuit Maata Putugu. Elle souhaite que soient reconnus la compétence culturelle des Inuits et leurs savoirs, spécifiques aux réalités du Nord. « Peu d’Inuits vont à l’université, donc ils ne peuvent pas être membres de l’Ordre des travailleurs sociaux, mais ils pourraient avoir droit à des formations. »
Un mémoire du Conseil cri des services de santé et des services sociaux mentionne que les communautés font souvent face à des disparités en matière d’éducation en raison de l’absence d’établissements postsecondaires sur leurs territoires. Ainsi, certaines formations cruciales, comme l’évaluation des homicides, sont réservées aux personnes détenant un diplôme spécifique. « Refuser l’accès à une formation vitale sur la base de la formation universitaire […] met en péril la sécurité de notre population si les TS ne sont pas suffisamment formés pour faire face à de telles situations », est-il écrit dans le document.
Même son de cloche à Kanesatake, où la santé mentale est un problème prioritaire. La dépression, la consommation de marijuana, l’anxiété chez les enfants et les cas suicidaires sont légion, mais la main-d’oeuvre manque cruellement. « Nous avons une liste d’attente de 30 à 40 personnes », indique April Kibbe, travailleuse sociale mohawk au centre de santé de Kanesatake.
Décoloniser les savoirs
Cyndy Wylde, professeure à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa, a participé à l’élaboration d’un mémoire qui comprend quatre propositions pour améliorer les services. Notamment, une réforme de la pédagogie universitaire et de la formation initiale des intervenants sociaux pour rapprocher deux visions du monde — autochtone et occidentale. « Les valeurs des Premières Nations et des Inuits sont profondément différentes des valeurs occidentales, explique Cyndy Wylde. Dans les cultures autochtones, l’importance de la collectivité, de la spiritualité, le lien au territoire et la notion de relation sont des éléments centraux. »
À l’inverse, les valeurs occidentales sont davantage axées sur l’individualisme. Une décolonisation des savoirs est donc fondamentale, alors que le travail social a « perpétué la mentalité colonisatrice en traitant les Autochtones comme un peuple sauvage et faible, souligne Cyndy Wylde. Il a souvent été teinté de préjugés et de stéréotypes envers les communautés autochtones et cela a eu des conséquences ».
L’enseignement de ces compétences devrait donc tenir compte de l’importance des cultures et des langues autochtones, des traumatismes générationnels et, globalement, des profondes séquelles. Plusieurs organisations souhaitent que les programmes universitaires — très différents d’un établissement à l’autre — préparent mieux à l’intervention dans les contextes autochtones.
L’Université d’Ottawa élabore actuellement un microprogramme qui entrera en vigueur en septembre 2024. Cette formation répondra aux besoins des communautés autochtones qui souhaitent développer leurs propres systèmes de soutien à l’enfance et à la famille, à la suite de l’entrée en vigueur en 2020 de la loi fédérale C-92. « Cette loi, qui reconnaît le droit aux communautés autochtones de créer leurs propres lois et systèmes de protection de l’enfance et d’aide à la famille, requiert cependant des formations liées aux pratiques propres à l’intervention sociale en contexte autochtone », précise Cyndy Wylde.
La barrière linguistique
Alors que 41,1 % de la population autochtone au Québec parle anglais en seconde langue, le projet de loi 96 représente un frein supplémentaire au recrutement de professionnels dans les communautés anglophones. Dorénavant, les ordres professionnels sont tenus de communiquer uniquement en français avec leurs membres, et les formations obligatoires de l’OTSTCFQ ne sont plus disponibles en anglais. Cela entraîne des coûts et du temps additionnels pour les communautés, qui demandent qu’une traduction anglaise accompagne toutes les correspondances gouvernementales et de l’Ordre.
Il faut aussi réussir un test en français pour avoir son permis de pratique. Une dérogation est possible pour les communautés autochtones qui en font la demande, mais certains critères doivent être respectés, ce qui ralentit également les processus de recrutement. « Il faudrait des mesures pour faciliter la pratique des travailleurs sociaux anglophones qui n’ont pas étudié au Québec », suggère April Kibbe.
« Peu d’Inuits vont à l’université, donc ils ne peuvent pas être membres de l’Ordre des travailleurs sociaux, mais ils pourraient avoir droit à des formations »
Selon Cyndy Wylde, l’OTSTCFQ peut jouer un rôle crucial en soutenant la mise en oeuvre de pratiques de sécurisation culturelle pour pallier la difficulté de recrutement, en promouvant des formations spécialisées et en encourageant la reconnaissance des compétences des TS autochtones par le biais d’une accréditation spécifique. Rappelons que l’OTSTCFQ a reconnu officiellement le racisme systémique auquel font face les peuples autochtones dans l’exercice de la profession du travail social. Il souscrit également au Principe de Joyce, qui a pour but de « garantir à tous les Autochtones un droit d’accès équitable, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé, ainsi que le droit de jouir du meilleur état possible de santé physique, mentale, émotionnelle et spirituelle ».