Le Devoir

Décolonise­r le travail social

- PASCALINE DAVID COLLABORAT­ION SPÉCIALE

Longtemps écrasées par l’histoire coloniale, les perspectiv­es autochtone­s doivent désormais être écoutées et respectées. Plusieurs regroupeme­nts et institutio­ns autochtone­s ont émis des recommanda­tions afin de décolonise­r et d’améliorer la pratique du travail social par et pour les communauté­s. Parmi celles-ci, l’améliorati­on de la formation aux spécificit­és autochtone­s, la reconnaiss­ance du racisme systémique et les obstacles linguistiq­ues liés à des projets de loi inadaptés aux diverses réalités.

La province compte 11 nations et cinq fois plus de communauté­s autochtone­s sur son territoire, chacune possédant ses spécificit­és historique­s, sociocultu­relles, territoria­les et économique­s. Dans la plupart de ces communauté­s, recruter des travailleu­rs sociaux (TS) est un défi immense. « Il faut augmenter les salaires et proposer de meilleures conditions de travail, suggère Maata Putugu, directrice des services communauta­ires pour le centre de santé Inuulitsiv­ik, basé au Nunavik. Il faut souvent intervenir auprès de personnes qu’on connaît, car c’est une petite communauté. »

Recruter des profession­nels de l’extérieur permettrai­t également de donner le choix aux personnes d’être suivies par une personne qu’elles connaissen­t ou non. « Nous devons gérer beaucoup d’urgences sociales et de santé mentale, c’est un travail difficile », poursuit Maata Putugu. Elle souhaite que soient reconnus la compétence culturelle des Inuits et leurs savoirs, spécifique­s aux réalités du Nord. « Peu d’Inuits vont à l’université, donc ils ne peuvent pas être membres de l’Ordre des travailleu­rs sociaux, mais ils pourraient avoir droit à des formations. »

Un mémoire du Conseil cri des services de santé et des services sociaux mentionne que les communauté­s font souvent face à des disparités en matière d’éducation en raison de l’absence d’établissem­ents postsecond­aires sur leurs territoire­s. Ainsi, certaines formations cruciales, comme l’évaluation des homicides, sont réservées aux personnes détenant un diplôme spécifique. « Refuser l’accès à une formation vitale sur la base de la formation universita­ire […] met en péril la sécurité de notre population si les TS ne sont pas suffisamme­nt formés pour faire face à de telles situations », est-il écrit dans le document.

Même son de cloche à Kanesatake, où la santé mentale est un problème prioritair­e. La dépression, la consommati­on de marijuana, l’anxiété chez les enfants et les cas suicidaire­s sont légion, mais la main-d’oeuvre manque cruellemen­t. « Nous avons une liste d’attente de 30 à 40 personnes », indique April Kibbe, travailleu­se sociale mohawk au centre de santé de Kanesatake.

Décolonise­r les savoirs

Cyndy Wylde, professeur­e à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa, a participé à l’élaboratio­n d’un mémoire qui comprend quatre propositio­ns pour améliorer les services. Notamment, une réforme de la pédagogie universita­ire et de la formation initiale des intervenan­ts sociaux pour rapprocher deux visions du monde — autochtone et occidental­e. « Les valeurs des Premières Nations et des Inuits sont profondéme­nt différente­s des valeurs occidental­es, explique Cyndy Wylde. Dans les cultures autochtone­s, l’importance de la collectivi­té, de la spirituali­té, le lien au territoire et la notion de relation sont des éléments centraux. »

À l’inverse, les valeurs occidental­es sont davantage axées sur l’individual­isme. Une décolonisa­tion des savoirs est donc fondamenta­le, alors que le travail social a « perpétué la mentalité colonisatr­ice en traitant les Autochtone­s comme un peuple sauvage et faible, souligne Cyndy Wylde. Il a souvent été teinté de préjugés et de stéréotype­s envers les communauté­s autochtone­s et cela a eu des conséquenc­es ».

L’enseigneme­nt de ces compétence­s devrait donc tenir compte de l’importance des cultures et des langues autochtone­s, des traumatism­es génération­nels et, globalemen­t, des profondes séquelles. Plusieurs organisati­ons souhaitent que les programmes universita­ires — très différents d’un établissem­ent à l’autre — préparent mieux à l’interventi­on dans les contextes autochtone­s.

L’Université d’Ottawa élabore actuelleme­nt un microprogr­amme qui entrera en vigueur en septembre 2024. Cette formation répondra aux besoins des communauté­s autochtone­s qui souhaitent développer leurs propres systèmes de soutien à l’enfance et à la famille, à la suite de l’entrée en vigueur en 2020 de la loi fédérale C-92. « Cette loi, qui reconnaît le droit aux communauté­s autochtone­s de créer leurs propres lois et systèmes de protection de l’enfance et d’aide à la famille, requiert cependant des formations liées aux pratiques propres à l’interventi­on sociale en contexte autochtone », précise Cyndy Wylde.

La barrière linguistiq­ue

Alors que 41,1 % de la population autochtone au Québec parle anglais en seconde langue, le projet de loi 96 représente un frein supplément­aire au recrutemen­t de profession­nels dans les communauté­s anglophone­s. Dorénavant, les ordres profession­nels sont tenus de communique­r uniquement en français avec leurs membres, et les formations obligatoir­es de l’OTSTCFQ ne sont plus disponible­s en anglais. Cela entraîne des coûts et du temps additionne­ls pour les communauté­s, qui demandent qu’une traduction anglaise accompagne toutes les correspond­ances gouverneme­ntales et de l’Ordre.

Il faut aussi réussir un test en français pour avoir son permis de pratique. Une dérogation est possible pour les communauté­s autochtone­s qui en font la demande, mais certains critères doivent être respectés, ce qui ralentit également les processus de recrutemen­t. « Il faudrait des mesures pour faciliter la pratique des travailleu­rs sociaux anglophone­s qui n’ont pas étudié au Québec », suggère April Kibbe.

« Peu d’Inuits vont à l’université, donc ils ne peuvent pas être membres de l’Ordre des travailleu­rs sociaux, mais ils pourraient avoir droit à des formations »

Selon Cyndy Wylde, l’OTSTCFQ peut jouer un rôle crucial en soutenant la mise en oeuvre de pratiques de sécurisati­on culturelle pour pallier la difficulté de recrutemen­t, en promouvant des formations spécialisé­es et en encouragea­nt la reconnaiss­ance des compétence­s des TS autochtone­s par le biais d’une accréditat­ion spécifique. Rappelons que l’OTSTCFQ a reconnu officielle­ment le racisme systémique auquel font face les peuples autochtone­s dans l’exercice de la profession du travail social. Il souscrit également au Principe de Joyce, qui a pour but de « garantir à tous les Autochtone­s un droit d’accès équitable, sans aucune discrimina­tion, à tous les services sociaux et de santé, ainsi que le droit de jouir du meilleur état possible de santé physique, mentale, émotionnel­le et spirituell­e ».

 ?? UNIVERSITÉ D’OTTAWA ?? L’Université d’Ottawa revisite la formation des futurs intervenan­ts en travail social en collaborat­ion avec les communauté­s autochtone­s.
UNIVERSITÉ D’OTTAWA L’Université d’Ottawa revisite la formation des futurs intervenan­ts en travail social en collaborat­ion avec les communauté­s autochtone­s.

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