Des ponts à construire avec les langues autochtones
La francophonie peut-elle être un levier pour le développement socioculturel des Premières Nations et des peuples autochtones ? D’un côté, les poèmes en innu-aimun et en français de Joséphine Bacon ou de Rita Mestokosho rayonnent dans toute la province et le monde francophone — et même audelà. De l’autre, le nombre de locuteurs de langues autochtones ne cesse de diminuer au pays. Si les bénéfices peuvent être mutuels, un vaste chantier de reconnaissance des langues, des cultures et des réalités autochtones demeure nécessaire pour mettre sur pied des approches communes.
« Toi qui m’as faite gardienne de la langue, toi qui m’as chargée de poursuivre ta parole, je sais que tu me vois », écrit Joséphine Bacon en français et en innu-aimun, sa langue maternelle, dans son recueil Bâtons à message, Tshissinuatshitakana. La poétesse a reçu le prix Molson du Conseil des arts du Canada l’an dernier. « Mon plus grand risque, finalement, ça a été d’oser écrire dans ma langue pour que les aînés puissent me lire et que les générations futures puissent retrouver leur histoire dans la poésie en innu-aimun. C’est grâce à la langue qu’elles auront accès à leur histoire », avait-elle déclaré.
Plus de 70 langues autochtones distinctes sont actuellement parlées par les membres des Premières Nations, les Métis et les Inuits au Canada, d’après les données les plus récentes de Statistique Canada. Toutes sont considérées comme étant en voie d’extinction, à l’exception de l’inuktitut. C’est au Québec qu’elles sont les plus parlées — principalement les langues cries —, mais le nombre de locuteurs diminue à mesure que les aînés disparaissent. L’atikamekw est d’ailleurs la seule dont l’utilisation a augmenté entre 2016 et 2021.
À la maison, ces langues cohabitent avec le français et l’anglais, qui prennent de plus en plus d’importance ou les ont remplacées. Au Québec, le français est ainsi devenu la première langue chez les Wolastoqiyiks, les Abénakis et les Wendats. À Wendake, un processus de revitalisation du wendat est en marche pour faire renaître cette langue endormie.
Relation ambiguë
Une situation complexe et ambiguë, selon Louis-Jacques Dorais, chercheur en anthropologie linguistique et professeur émérite à l’Université Laval. « La langue française peut être perçue autant comme une menace sur le plan local que comme un outil de communication intéressant et, même, un moteur de développement socioculturel à l’échelle nationale et internationale, analyse-t-il. Les productions autochtones en français donnent accès à un monde plus vaste et sont un vecteur de transmission des valeurs et de la pensée des communautés par la poésie, le théâtre, le roman, la musique. »
Les médias allochtones occupent également un rôle essentiel dans l’effort de visibilité et la manière de traiter les difficultés, savoirs et productions autochtones. Mais diffuser les problématiques socio-économiques des communautés n’est pas suffisant. « C’est aussi important de parler des initiatives positives, de l’art, de la littérature, de la recherche autochtones », conclut M. Dorais. Pour le professeur émérite, il y a « un véritable besoin de voir et d’entendre ce que signifie être autochtone en 2024. » Même si elles ont une portée plus restreinte, les radios communautaires sont précieuses et contribuent à la préservation de la langue, surtout dans les villages les plus éloignés.
Doublement pénalisés
Des changements structurels profonds doivent être opérés à l’échelle fédérale et provinciale afin de réduire la distance sociale entre allochtones et autochtones, selon Alexandre Bacon, président fondateur de l’Institut Ashukan. « Il y a un angle mort important dans la conscience collective du passé colonial, avec la Loi sur les Indiens, et une volonté initiale de faire disparaître les langues et les cultures autochtones, souligne-t-il. Ça a eu des effets dévastateurs. » Les communautés autochtones francophones sont doublement pénalisées par la difficulté à accéder à certains services fédéraux destinés aux locuteurs anglophones.
« Ce contexte s’érige tel un obstacle au partenariat naturel qui pourrait émerger entre les défenseurs de la langue française et des langues autochtones, poursuit M. Bacon. Tout ce qui s’est déployé en termes législatifs et politiques au Québec pour sauvegarder le français écrase les langues autochtones, comme s’il n’y avait pas la place pour toutes. C’est plutôt une richesse, à mon avis, et ce serait une bien triste nouvelle d’apprendre que plus personne ne parle le français. »
Un effort global est donc indispensable pour considérer l’intérêt stratégique qu’ont les petits foyers francophones à mettre sur pied des outils communs. « Il y a encore une résistance des gouvernements d’inclure davantage de contenus liés aux peuples autochtones dans les cursus scolaires. » Le plus souvent, ce sont des initiatives isolées, mais il n’existe pas d’approche systémique qui pourrait être développée avec les communautés. « C’est une condition nécessaire à l’émergence de politiques provinciales de collaboration et de réelle protection mutuelle des langues », affirme-t-il.
M. Bacon demeure optimiste. « On voit quand même beaucoup de transformations qui se sont opérées au sein de la société canadienne et au Québec. Les gens ont envie de mettre la main à la pâte pour accélérer la construction de relations plus significatives avec les peuples autochtones », dit-il. L’Institut Ashukan offre des formations en ligne, des conférences et des services de conseils stratégiques centrés sur les réalités et difficultés autochtones. Alors que de nombreuses entreprises et organisations cherchent à appliquer des mesures plus équitables et inclusives, les politiques publiques doivent suivre pour atteindre la sécurisation culturelle.
« Il y a un angle mort important dans la conscience collective du passé colonial, avec la Loi sur les Indiens, et une volonté initiale de faire disparaître les langues et les cultures autochtones »