Les robots conversationnels, entre enthousiasme et méfiance
Les robots conversationnels nourris par l’intelligence artificielle (IA) arrivent lentement mais sûrement dans le monde du travail, soulevant son lot d’inquiétudes et de questions. Plusieurs experts s’entendent pour dire que s’il ne faut pas s’attendre à un chômage massif des employés, il sera toutefois nécessaire de mettre en place progressivement des règles pour atténuer les effets que pourrait avoir l’IA sur leurs conditions de travail.
« On n’en est pas à une substitution complète [des employés], mais cela va être possible, de considérer remplacer les gens pour une partie de leurs travaux. Ça va donc occasionner des modifications importantes dans le monde du travail et dans la réalisation de certaines tâches », estime Frédérick Bruneault, professeur de philosophie au collège André-Laurendeau. Sa collègue Andréane Sabourin Laflamme est professeure de philosophie et d’éthique de l’intelligence artificielle et chercheuse à l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique. Elle explique que les effets des robots conversationnels vont se faire à « géométrie variable ».
Les premiers métiers touchés seront ceux de la bureautique et du service à la clientèle, qui « sont des emplois occupés majoritairement par des femmes et des minorités visibles », souligne-t-elle. Elle ajoute toutefois que ces suppressions de postes pourraient « aussi entraîner la création de nouvelles formes de professions ».
Selon le professeur d’éthique au Département d’organisation et ressources humaines de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG-UQAM) Dominic Martin, les métamorphoses dans le monde du travail pourraient plutôt être axées autour de « collaborations humains-machines » à l’avenir.
Ce qui inquiète davantage les experts, c’est « la façon dont l’interaction constante et quotidienne avec ces appareils va transformer notre manière de travailler et de réfléchir », explique Mme Sabourin Laflamme. Si la rhétorique mise en avant par les concepteurs de logiciels utilisant l’IA vante les mérites de productivité et d’assistance qu’une telle technologie peut apporter aux employés, il faut également penser à la responsabilité professionnelle. « Si j’ai délégué une partie de mon travail à la machine, de quelle partie suis-je responsable s’il y a un souci ou une erreur ? Il y a toutes sortes de questions sur le droit du travail qui se posent, mais aussi sur le plan de l’intégrité professionnelle », pointe-t-elle.
Quelle responsabilité professionnelle ?
Si certaines tâches peuvent être automatisées, d’autres ont un caractère plus sensible, indique M. Bruneault. « On pourrait se retrouver dans des situations où les tâches déléguées à un robot conversationnel vont entraîner des conséquences importantes. S’il y a un préjudice ou une erreur, qui sera tenu responsable ? » questionne-t-il. L’équilibre doit donc être trouvé plus tôt que tard, car la vitesse de développement est « fulgurante » et pas toujours contrôlée, estime-t-il. Sans pour autant verser dans les craintes inutiles et la science-fiction, le professeur pense que l’on doit prendre le temps d’analyser les implications que l’IA aura dans la vie professionnelle de bien des gens.
Ces robots conversationnels ont des habiletés syntaxiques extrêmement efficaces. Toutefois, ils ne comprennent pas réellement ce qu’ils produisent, rappellent ces spécialistes. « Il n’y a pas de capacité sémantique », souligne Mme Sabourin Laflamme. Selon elle, il faut un chien de garde qui possède une expertise dans les contenus pour vérifier que ce que fait l’IA est valide. « Elle a besoin d’être surveillée, cette IA, parce qu’elle fait n’importe quoi. Dans certains cas, une machine est très performante et, dans d’autres contextes, elle peut inventer des choses et produire des résultats erronés », prévient-elle.
Les organisations ne devraient donc pas y faire confiance les yeux fermés, ajoute M. Martin. « Il faut faire attention, car on vit une vague d’enthousiasme par rapport aux promesses technologiques, mais cellesci ont des limites. Ces systèmes sont très concurrentiels et aussi très trompeurs », rappelle-t-il.
Des questions sur les conditions de travail
« Il y a des questions syndicales aussi, par rapport aux conditions de travail », précise Mme Sabourin Laflamme. L’utilisation de l’IA pourrait engendrer une augmentation des attentes de performance de la part des gestionnaires. « Il faut toutefois faire attention avec cette manière de penser que la machine va nécessairement nous dégager de certaines tâches. Ce n’est pas forcément le cas », affirme-t-elle.
Elle est d’avis qu’on doit également s’attarder aux possibilités de surveillance et de contrôle générées par l’IA dans le monde du travail. « Il y a beaucoup d’organisations qui n’ont pas de lignes directrices sur l’utilisation de l’IA pour le moment », rappelle-t-elle.
L’idée de penser qu’un gestionnaire robotique serait, par exemple, plus impartial qu’un être humain avec des préjugés est fausse, selon Mme Sabourin Laflamme. « C’est un mythe tenace, car l’algorithme n’est pas neutre sur le plan des valeurs », indique-t-elle. Les dispositifs technologiques vont, en effet, reproduire les stéréotypes et les jugements qui sont, au départ, des constructions de l’homme. « Les algorithmes risquent même de les amplifier parce qu’ils les automatisent », précise-t-elle.
Certaines entreprises commencent à créer des robots conversationnels pour aider leurs employés dans leurs tâches. Elles y voient un avantage, en leur permettant de partager rapidement un ensemble de connaissances et d’informations, grâce à des robots branchés sur une base de données. D’autres, au contraire, choisissent d’ores et déjà de bannir l’IA afin de protéger leurs informations et leur sécurité.
Les organisations devront peu à peu mettre en place des règles et des balises pour encadrer la pratique, croient les experts. « Ce qui m’inquiète, c’est que l’on confie des responsabilités à ces machines et qu’on ait, à la fin, une sorte d’uniformisation des contenus et qu’ils soient totalement aseptisés », conclut la professeure.
« Si j’ai délégué une partie de mon travail à la machine, de quelle partie suis-je responsable s’il y a un souci ou une erreur ? Il y a toutes sortes de questions sur le droit du travail qui se posent, mais aussi sur le plan de l’intégrité professionnelle. »