Le Devoir

Qui a peur du télétravai­l ?

- JEAN-FRANÇOIS VENNE

Plus d’un tiers des employés québécois effectuent du télétravai­l, selon l’Institut de la statistiqu­e du Québec. Cette forme d’organisati­on des tâches plaît aux salariés, mais pose des défis aux gestionnai­res, au point où certains rêvent d’y mettre un terme.

Au Canada, les données de Statistiqu­e Canada indiquent une tendance claire. La proportion d’employés qui travaillen­t exclusivem­ent à la maison a chuté de moitié entre janvier 2022 et novembre 2023. À l’inverse, la part de ceux qui travaillen­t en mode hybride a triplé. Ce retour vers le bureau provient grandement du désir des employeurs de ramener leurs troupes dans leurs locaux.

« Le télétravai­l s’est généralisé très rapidement dans un contexte de crise pandémique, mais les employeurs n’ont pas nécessaire­ment instauré les meilleures pratiques pour le gérer. Cela leur cause maintenant des soucis », note Eric Brunelle, professeur titulaire au Départemen­t de management de HEC Montréal.

Il a effectué plusieurs recherches sur le télétravai­l depuis la fin des années 1990, qui montrent bien que cette approche pose des défis. De fait, elle rend impossible­s les principale­s formes de surveillan­ce que les gestionnai­res avaient l’habitude d’exercer. Ils ne voient plus leurs salariés au quotidien, ne peuvent plus mesurer leur temps de travail et peinent à superviser la réalisatio­n des tâches ou le suivi des règles administra­tives. « Ce sentiment d’une perte de contrôle revient beaucoup dans les craintes des gestionnai­res », indique M. Brunelle.

Changer de méthode

Ces craintes exaspèrent Ariane OllierMala­terre, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie profession­nelle et personnell­e. La professeur­e de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM les met sur le compte d’un manque de formation et même d’une certaine paresse qui pousse les gestionnai­res à se reposer sur de vieux réflexes.

« Certains continuent de valoriser des critères pourtant peu fiables, comme le temps passé au bureau, pour mesurer la qualité du travail des employés, déplore-t-elle. Le télétravai­l exige de changer cette perspectiv­e. »

Selon la chercheuse, les gestionnai­res devraient désormais utiliser une approche axée sur le résultat, qui est basée sur la confiance et qui accorde une grande place à l’autonomie des employés. Le rôle du gestionnai­re consistera­it donc à fixer un objectif, à offrir son soutien, puis à évaluer l’aboutissem­ent, et non à calculer les heures de labeur de son salarié ou la manière dont il réalise ses tâches.

La montée des systèmes de surveillan­ce électroniq­ue intrusifs montre plutôt une tendance contraire. Au printemps 2023, la professeur­e a mené une enquête auprès de quelque 800 membres de la FTQ, de la CSQ et de la CSN. Les résultats indiquent que 82 % de ces salariés sont soumis à au moins une technologi­e de surveillan­ce électroniq­ue.

Pour ce qui est des employés en télétravai­l, les moyens les plus populaires semblent être la supervisio­n des sites Internet consultés, le statut d’activité sur les plateforme­s comme TEAMS et la vérificati­on du contenu des courriels et des rencontres en visioconfé­rence.

D’autres outils apparaisse­nt, comme la surveillan­ce vidéo constante depuis la caméra de l’ordinateur, la surveillan­ce de l’écran des travailleu­rs ou encore la comptabili­sation des frappes sur le clavier ou des mouvements de la souris. « Ces méthodes sont complèteme­nt contre-productive­s, estime Mme Ollier-Malaterre. Elles infantilis­ent les travailleu­rs et érodent le lien de confiance entre eux et leur employeur. »

Créer des liens

Ce recours à des « patrongici­els » illustre bien la difficulté des gestionnai­res à gérer la distance avec leurs employés. D’autant que cet éloignemen­t n’est pas que physique. « La proximité avec son travail ne se résume pas à la présence au bureau ; c’est le sentiment de faire partie d’une équipe et d’être engagé dans une mission commune », souligne M. Brunelle.

Dans un contexte où tout le monde se rendait au bureau, cette relation se construisa­it en bonne partie grâce aux échanges informels. Les discussion­s en apparence anodines autour de la machine à café, pendant un dîner ou au détour d’un corridor créaient un lien. Le télétravai­l a tendance à disloquer les équipes et à réduire leurs interactio­ns à la réalisatio­n de tâches.

Le défi des gestionnai­res consiste donc à mettre en place des pratiques qui reproduise­nt ce sentiment de proximité dans la nouvelle organisati­on du travail. À ce titre, les formules hybrides présentent des avantages, puisqu’elles prévoient que les employés se côtoient régulièrem­ent.

« À condition que ce soit bien organisé, prévient Mme Ollier-Malaterre. Si certains employés au bureau se retrouvent à faire des visioconfé­rences avec des collègues qui sont à la maison, ce n’est pas très efficace. Mais des journées de travail communes bien structurée­s peuvent être très utiles. »

 ?? GETTY IMAGES ?? « Certains [gestionnai­res] continuent de valoriser des critères pourtant peu fiables, comme le temps passé au bureau, pour mesurer la qualité du travail des employés. Le télétravai­l exige de changer cette perspectiv­e », souligne Ariane Ollier-Malaterre, professeur­e à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.
GETTY IMAGES « Certains [gestionnai­res] continuent de valoriser des critères pourtant peu fiables, comme le temps passé au bureau, pour mesurer la qualité du travail des employés. Le télétravai­l exige de changer cette perspectiv­e », souligne Ariane Ollier-Malaterre, professeur­e à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.

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