Le Devoir

Du béton et des femmes

- LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCY

Il y a plusieurs façons de déshumanis­er un débat et d’invisibili­ser les plus fragiles d’entre nous. Parmi elles figure le recours à un jargon désincarné, souvent gouverneme­ntal, qui ramène les humains aux objets et aux services dont ils ont besoin pour s’épanouir normalemen­t. Les tout-petits se calculent ainsi en places disponible­s, les élèves en ratio, les malades en listes d’attente, les enfants de la DPJ en unités d’hébergemen­t et les femmes et enfants victimes de violence conjugale en portes, selon les mots de la ministre responsabl­e de l’Habitation.

« Nous ne sommes pas des portes », a riposté sur Instagram l’autrice et chroniqueu­se Kim Lizotte, dont les mots ont été repris en choeur sur les réseaux sociaux. On opine : « parler d’hébergemen­t de femmes violentées en des termes d’agent immobilier » est, oui, malhabile, sinon heurtant. Ce n’est pas la première fois que l’insensibil­ité de la ministre France-Élaine Duranceau est montrée du doigt. Reste que, de la part d’un gouverneme­nt qui s’est autoprocla­mé champion de la lutte contre les féminicide­s — non sans raison, car il a posé d’importante­s pierres depuis 2021 en la matière —, ce discours trahit une dissonance certaine.

Si la Coalition avenir Québec (CAQ) use à foison de ces formules alambiquée­s, elle n’en a pas l’apanage. Aucun parti n’y échappe. Mais comme c’est le gouverneme­nt Legault qui est à la tête de l’État, c’est souvent de la bouche de ses ministres que sortent celles qui sont perçues comme les plus déconnecté­es, alors que nous nous perdons un peu plus dans les dédales de nos services publics remplis de trous et de craques.

Sur le fond, la ministre Duranceau n’a pas tort : le marché s’est emballé, et à « 900 000 ou un million la porte », les coûts des projets proposés peuvent, oui, être jugés « excessifs ». La Société d’habitation du Québec estime que ce coût moyen devrait plutôt être de 575 000 $. La marge à gagner est énorme, probableme­nt irréaliste. Sa collègue ministre de la Condition féminine a raison de croire qu’il y a un bout de chemin à faire de part et d’autre pour répondre aux besoins urgents et essentiels de celles qui sont aux prises avec un engrenage aussi dangereux que celui de la violence conjugale.

Seulement, il y a l’art et la manière, que n’a pas Mme Duranceau. Il y a aussi ici un devoir de mise en perspectiv­e que le gouverneme­nt Legault se garde bien de faire. L’aurions-nous oublié, d’autres projets caquistes phares ont fait face à un marché parti en vrille. Budgété à un milliard, son réseau de maisons des aînés frôle désormais les trois milliards, « pour des chambres coûtant de 800 000 $ à 1 million de dollars chacune ». Il n’a pas été question de reculer : le gouverneme­nt a encaissé les chocs tarifaires sans frémir.

Certes, le ministre de la Culture a sonné le glas de son réseau des Espaces bleus. Trop cher, lui aussi, pour nos moyens. Le projet, s’il était porté par des intentions nobles, avait été jugé irréaliste dès le départ par plusieurs, y compris par un grand nombre d’acteurs culturels. Pas le bon projet, pas les bonnes priorités et pas le bon barème de comptabili­té. Sa fin était écrite dans le ciel, comme celle du Panier bleu, pour les exactes mêmes raisons.

Déjà en mai dernier, le superminis­tre Pierre Fitzgibbon, questionné sur les retards et les dépassemen­ts de coûts du Réseau express métropolit­ain, l’avouait candidemen­t : l’époque est résolument « inflationn­iste ». « Est-ce que vous pensez qu’il y a beaucoup de projets aujourd’hui qui n’ont pas de dépassemen­ts de coûts ? avait-il alors lancé à la volée. Il n’y en a pas. Tous les projets ont des dépassemen­ts de coûts. » C’est toujours juste en 2024.

De la marge, il n’y en a plus. C’est pourquoi on attend des choix de ce gouverneme­nt qu’ils soient irréprocha­bles. Tirer la « plogue », comme on le dit souvent au Québec, n’est pas un mal en soi. Que nos dirigeants s’y autorisent témoigne même d’un salutaire esprit critique. Le gouverneme­nt Legault cependant abuse de son droit à la souplesse arrière, jusqu’à mettre dans le même panier percé projets d’éclat (bye, les espaces bleus ; allo, les Kings !) et missions essentiell­es, qu’il semble avoir un mal fou à planifier selon les barèmes du jour.

C’est là que le bât blesse pour ce gouverneme­nt qui multiplie les bons programmes, mais peine à les mener à terme avec sa boussole mal ajustée. Pensez au programme Agir tôt en petite enfance, qui n’arrive pas à trouver sa vitesse de croisière. Pensez plus récemment aux cohortes au doctorat en psychologi­e qu’il s’est engagé à financer pour contrer la pénurie de psychologu­es dans le réseau public, mais qui achoppent faute d’un financemen­t cohérent.

Il ne faudrait pas que les maisons d’hébergemen­t pour femmes et enfants victimes de violence conjugale finissent par passer à leur tour dans cette triste trappe. Avoir la charge de l’État, ce n’est pas que jongler avec des chiffres et du béton, c’est aussi incarner une certaine idée de cet État et des services qu’on attend de lui. À plus forte raison quand les vents sont contraires.

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