Des territoires à poétiser
Les villes sont de plus en plus imaginatives pour nommer les lieux, et les citoyens peuvent participer au mouvement
Il y a désormais un lac aux Étoiles-Qui-Craquent sur la CôteNord et une place de la Rivière-SansBruit à Québec. Finis les noms d’arbres et de figures saintes, les villes et le gouvernement rivalisent désormais d’imagination pour poétiser le territoire. Et la bonne nouvelle, c’est que les citoyens peuvent soumettre leurs idées.
« Au Québec, il y a vraiment de beaux toponymes, des toponymes créatifs », lance la porte-parole de la Commission de toponymie du Québec, Chantal Bouchard. Le 14 février dernier, l’organisme vieux de plus d’un siècle dévoilait ses « coups de coeur » des plus beaux toponymes créés en cours d’année.
Le prix du public est allé à La Venise des Castors, une section du lac Pikauba dans le parc national de la Jacques-Cartier.
Apparemment, le zèle déployé par les castors en ce lieu a donné lieu à un barrage si imposant et complexe qu’on a cru bon de l’associer aux canaux de Venise.
Le jury de la Commission, lui, a choisi le « 3e rang du Vieux-Verbal » à Saint-Calixte, dans Lanaudière. Contrairement à ce qu’on pourrait soupçonner, la formule n’évoque pas un aîné qui a beaucoup de conversation, mais le nom que les locaux donnaient à un ancien chemin de colonisation. Le terme « verbal » découle de l’ancienne expression « verbaliser un chemin » lorsque le conseil municipal édictait comment il serait établi et entretenu.
Créé en 2013, le concours s’est enrichi d’un prix du public, il y a cinq ans. Cette année, plus de 7700 personnes y ont participé, indique Mme Bouchard. L’an dernier, c’est la Côte-Nord qui était à l’honneur avec son « lac aux ÉtoilesQui-Craquent » près de Baie-Comeau.
En plus de « mettre en valeur » les plus jolis toponymes, la Commission souhaite ainsi « donner de l’inspiration aux municipalités » pour qu’elles trouvent de beaux noms de lieux, précise la porte-parole.
Québec, poète inspirée
La Ville de Québec fait partie des municipalités qui ne sont pas en mal d’inspiration. En 2023, elle avait figuré parmi les finalistes pour sa « place de la Rivière-Sans-Bruit ».
L’année précédente, sa « passerelle de la Tortue » avait reçu le prix du public. La municipalité aurait-elle embauché des poètes sans nous le dire ?
Non. Ces nouveaux noms sont certes poétiques, mais ils sont d’abord enracinés dans le passé, fait remarquer Frédéric Smith, historien et conseiller en commémoration et à la mise en valeur du patrimoine à la Ville. « Le premier réflexe qu’on a, c’est de regarder ce que l’histoire du lieu peut nous dire. »
L’idée de la place de la Rivière-SansBruit est venue de l’ancien conseiller et chroniqueur urbain Réjean Lemoine, qui siège au comité de toponymie. Elle évoque une section plus tranquille de la rivière Saint-Charles que les gens du quartier prénommaient ainsi dans le passé.
« Ça a vraiment été un coup de coeur pour nous aussi », souligne le conseiller responsable du dossier au comité exécutif, Claude Lavoie. « J’aime beaucoup courir le long de la SaintCharles, et c’est vrai qu’on a l’impression d’être complètement ailleurs à cet endroit. »
Quant à la passerelle de la Tortue, une autre idée du comité, il s’agit d’un clin d’oeil à la fable de Jean de La Fontaine puisqu’elle mène au parc de la Pointe-aux-Lièvres. Il s’agit en outre d’un hommage au symbole de la tortue très présent dans la culture autochtone.
Comment ça marche ?
Chaque fois que la ville doit baptiser un lieu, elle mandate la Commission pour en trouver un. Par ailleurs, beaucoup de gens l’ignorent, mais les citoyens peuvent soumettre des propositions sur les noms de rues et de parcs. La plupart des municipalités proposent sur le site Internet aux citoyens de leur faire des suggestions en matière de toponymes.
Ainsi, lorsque la Commission n’a pas d’idée précise, il lui est possible de puiser dans la banque de suggestion qu’elle a constituée depuis les années 1980.
Une réserve qui compte aujourd’hui plus de 2000 noms. « On est dans un bassin [de gens] passionnés, avance Claude Lavoie. Nous recevons une quantité phénoménale de propositions. »
La banque n’est d’ailleurs pas près de se vider, ajoute M. Smith, puisque seulement de 15 à 20 nouveaux toponymes font leur apparition chaque année.
« On n’a pas tant d’occasions de nommer de nouvelles rues ou places. Donc notre banque grossit plus vite qu’elle se vide. »
Toutefois, les propositions des citoyens font rarement dans la poésie et portent surtout sur des personnages historiques et des personnalités connues.
L’historien précise qu’en matière de figures historiques, les toponymes doivent répondre à certains critères. La personne doit s’être « distinguée de façon particulière dans son domaine ou avoir contribué de manière importante au rayonnement de Québec ». Elle doit aussi être décédée depuis au moins un an, ce qui est beaucoup moins que le délai de cinq ans exigé pour l’érection d’une plaque commémorative, par exemple.
Le délai permet de « laisser le temps à la poussière de retomber » et « aux squelettes de sortir des placards parfois », mentionne M. Smith. « Donc, de ne pas réagir trop sur le coup de l’émotion, ce qui pourrait nous faire faire des erreurs. »
Les « toponymes critiqués »
Pour les points d’eau, les montagnes, les routes, les barrages et les édifices gouvernementaux, les suggestions doivent être transmises à la Commission de toponymie, qui se charge de tout le Québec. Cette dernière doit aussi approuver tous les nouveaux toponymes créés par les municipalités.
L’an dernier, l’organisme a traité un total de 1529 noms. C’est beaucoup ? Peut-être. Mais en théorie, il reste encore énormément de lieux à nommer, relève Chantal Bouchard.
« Au Québec, il y a trois millions et demi de plans d’eau, et seulement 2 % sont nommés. Mais on ne va pas aller donner des noms aux lacs s’il n’y a pas de besoin », prévient-elle.
Il y a aussi ces lieux qu’on débaptise et renomme. À la Ville de Québec, la Commission reçoit de plus en plus de suggestions pour qu’on modifie l’appellation de lieux controversés.
La Commission lance d’ailleurs cette année une réflexion sur ce que Frédéric Smith appelle « les toponymes critiqués ».
C’est le cas de l’avenue Moncton, dont la présence a de nouveau été dénoncée par un groupe de citoyens il y a quelques jours. Le nom est celui d’un général ayant joué un rôle clé dans la déportation des Acadiens.
Autre cas plus récent : la rue Christophe-Colomb, dans la BasseVille. Des citoyens ont déjà demandé à la Ville de retirer le nom de l’explorateur espagnol en raison du mal qu’il a fait dans le passé aux Autochtones.
« Il s’agit de trouver un équilibre entre la valeur de témoignage des sociétés qui nous ont précédés à travers la toponymie et le droit des citoyens aujourd’hui de vivre dans une ville dans laquelle ils se reconnaissent », résume M. Smith.
Tout de même, « on ne croule pas sous les demandes, mais on sent une tendance s’installer », a tenu à préciser Claude Lavoie.
À la Commission de toponymie du Québec, on mentionne qu’une sorte de ménage a déjà été fait dans l’inventaire toponymique. Il y a quelques années, la dizaine de toponymes qui restaient comptant le mot en n ont été « désofficialisés », souligne Mme Bouchard. « Chaque fois qu’un nom est problématique, il va être traité de façon particulière. »
Les responsables cherchent aussi à accroître la place de certains groupes sous-représentés dans la toponymie. Comme les femmes, les communautés culturelles et les Autochtones.
« Évidemment, comme on n’a pas beaucoup d’occasions de commémorer chaque année, c’est un rattrapage qui est très lent », reconnaît Frédéric Smith.
La Ville vient d’ailleurs de donner le nom de Catherine Rhodes à une nouvelle rue à Sillery, dans le secteur des anciens grands domaines qui longeaient le chemin Saint-Louis. « Mme Rhodes était la propriétaire du Domaine Cataraqui jusqu’en 1972. C’est la dernière grande châtelaine de domaine privé à Sillery. »
Une petite rue, près de la bibliothèque Monique-Corriveau, à SainteFoy, porte aussi depuis 2021 le nom de Marianna O’Gallagher, une historienne de Québec bien connue pour avoir documenté le passé irlandais dans la région. Sa famille résidait dans le coin. « Il y avait un lien avec le territoire, mais aussi un hommage à une écrivaine et historienne », note l’historien.
Au Québec, il y a trois millions et demi de plans d’eau et seulement 2 % sont nommés. Mais on ne va pas aller donner des noms aux »
lacs s’il n’y a pas de besoin. CHANTAL BOUCHARD