Quand le déjà-vu vole en éclats
Alexia Bürger extrait le potentiel comique du texte de Tennessee Williams tout en restant fidèle à l’oeuvre du dramaturge américain
Dès les premiers mots du prologue, livré par un narrateur jouant plaisamment les dandys, dès les premières notes suaves assemblées par la musicienne Frannie Holder, la proposition artistique de la metteuse en scène Alexia Bürger, à la théâtralité pleinement assumée, séduit. Une succession de rideaux encadre concentriquement l’action de cette pièce au parfum autobiographique de Tennessee Williams et mène l’oeil vers un point de * fuite, une fenêtre. Cette ouverture sur le monde nargue Tom, aux prises avec un inextricable dilemme cornélien : croupir dans la grisaille funeste d’une usine de chaussures pour assurer la survie de sa mère et de sa soeur ou larguer les amarres pour répondre à l’appel du large et de l’art.
Pour raconter l’histoire de sa famille, Tom (Fabrice Yvanoff Sénat) déploie sous nos yeux la ménagerie de chair qui hante ses souvenirs. On y trouve Amanda, figure maternelle outrancière, aimante mais impérieuse, ainsi que Laura, soeur vivant avec un léger handicap et fuyant l’anxiété sociale qui la paralyse en prenant soin de sa collection d’animaux en verre. Il y aura en outre Jim, le providentiel prétendant — ou du moins le croit-on un moment — qui pourrait délester Tom de ses obligations fraternelles s’il acceptait d’épouser Laura.
Le fait que tout ce qui est relaté dans ce théâtre de la mémoire passe par le filtre des perceptions cristallisées du narrateur accorde une vaste licence créative en ce qui concerne l’esthétique du spectacle, qui n’est pas confinée aux limites du réalisme. La conceptrice de costumes Elen Ewing s’est dûment emparée de cette latitude et propose des tenues extravagantes affichant un hétéroclisme baroque (la robe de reine de beauté issue des jeunes années d’Amanda est couplée à un manteau aux formes improbables), une surenchère évocatrice (Laura, dont la mère entend mettre en lumière la valeur décorative, porte d’encombrants gants faits de napperons de dentelle) ainsi que de savoureuses références (la chevelure de Jim, le golden boy, scintille littéralement).
Ces fulgurances stylistiques participent au caractère de comédie dont est empreinte cette version de ce classique de la dramaturgie américaine. En effet, malgré les drames qui se jouent, ceux d’individus soit foncièrement insatisfaits de leur sort, soit se trouvant devant un choix déchirant, l’atmosphère générale de la production se révèle plutôt drôle que glauque. Une voie hardie, sillonnée avec adresse.
Concédons que l’humour s’avère par moments passablement appuyé, qu’une redondance peut être notée quant à l’usage de certains procédés et que quelques gags ne pèchent pas par excès de subtilité (pensons au tandem mère-fille qui trouve refuge contre le froid sous un drapeau des États-Unis). Reste que Bürger parvient — en prenant assise sur la traduction directe et moderne sans être racoleuse que signe Fanny Britt — à insuffler un élan inédit à ce texte classique et à le rendre d’autant plus attrayant pour le public largement composé d’adolescents qui fréquente le théâtre Denise-Pelletier.
Il faut dire que cette singulière Ménagerie de verre peut compter sur les prouesses comiques imparables d’une virtuose. Il sera bien difficile, à l’avenir, de succéder à Marie-Hélène Thibault dans le rôle d’Amanda tant la comédienne embrasse la démesure de son personnage — tout en veillant à tenir à distance la caricature —, en plus de lui conférer un surcroît de charme qui la rend attachante, voire fascinante, malgré ses failles.
À ses côtés, Elisabeth Smith, qui incarne Laura, convainc jusqu’à émouvoir. Leur duo a quelque chose du clown blanc et de l’auguste, oscillant entre le pathétisme et la truculence. Cette dynamique féconde constitue certainement un élément clé de cette réjouissante relecture.
La ménagerie de verre
Texte : Tennessee Williams. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Alexia Bürger. Présentée au théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 9 avril.