Le Devoir

Son mari coincé en Haïti depuis trois ans

La crise au pays s’ajoute aux longs délais de réunificat­ion familiale causés par les seuils de Québec

- SARAH R. CHAMPAGNE

Son histoire est parmi celles de 40 000 personnes en attente de réunificat­ion familiale dans la province. À l’engorgemen­t créé par les cibles d’immigratio­n de Québec s’ajoute une crise qui s’enfonce en Haïti. Depuis trois ans, Véronique Tardif attend son mari pris là-bas et elle n’obtient aucune estimation de la date où ils seront enfin réunis.

Il a fallu faire des pieds et des mains, et même des « miracles », dit sa consultant­e en immigratio­n, simplement pour obtenir tous les documents demandés par Immigratio­n, Réfugiés et Citoyennet­é Canada (IRCC). Même complet, son dossier restera-t-il pris dans le goulot d’étrangleme­nt causé par le seuil de 10 400 places par année en parrainage familial fixé par Québec ?

L’obtention d’un simple certificat de police d’Haïti est devenue un chemin de croix pour le couple, une procédure requise par IRCC. « Vous devez soumettre une demande en personne au bureau de la Direction centrale de la police judiciaire », indique le ministère canadien sur son site. Or, cette même entité judiciaire est au front de la guerre contre les gangs et de l’enquête sur l’assassinat du président Jovenel Moïse.

À Port-au-Prince, les bandes armées ont en effet encerclé à plusieurs moments depuis 2022 le palais de justice, des commissari­ats de police ainsi que différents sièges d’institutio­ns publiques. L’état d’urgence et un couvrefeu sont maintenant en vigueur dans la capitale haïtienne, où le mari de Mme Tardif, Lucner Mondelus, réside.

Tenter d’obtenir un certificat a donc été « vraiment compliqué » : « Ce n’est pas comme aller cogner à la porte du complexe Guy-Favreau », fait valoir la Montréalai­se, faisant référence à cet édifice gouverneme­ntal de la métropole. Il faut « connaître la bonne personne » et être très patient, dit-elle.

Pour chaque nouveau document sollicité, son mari « met sa vie en danger », relève aussi Mme Tardif, à cause des risques inhérents aux déplacemen­ts dans la capitale haïtienne.

Attente par-dessus attente

« Cette situation est en train de me miner », dit la jeune quinquagén­aire survivante du cancer. Cumulant deux emplois, le « coeur lourd », « épuisée » par toutes les démarches, elle vit maintenant en permanence avec l’inquiétude au ventre. « Je n’écoute plus les nouvelles parce que c’est trop angoissant de savoir ce qui se passe en Haïti », dit-elle.

Présentés par des amis communs, les deux membres du couple se sont côtoyés durant plusieurs voyages de la femme au pays. « Je suis retournée plusieurs fois quand c’était encore possible, avant la COVID. » Lorsqu’il redevient momentaném­ent possible de voyager, en décembre 2020, elle se rend à Port-au-Prince et ils se marient.

Revenue à Montréal, elle prépare en février 2021 une demande de parrainage afin que M. Mondelus puisse venir vivre avec elle au Québec. Il faudra plus de six mois pour que son dossier soit considéré comme officielle­ment ouvert par IRCC.

Plus d’une année passe encore. En août 2022, IRCC demande des preuves de leur relation amoureuse et un examen médical, des procédures tout à fait normales, indique sa consultant­e accréditée en immigratio­n, Johanne Boivin-Drapeau.

Mais à nouveau, en 2023, « on nous demande toute une batterie de documents », plus de 25 éléments au total, souligne cette dernière, un peu surprise.

Il faut dire que M. Mondelus a vécu plusieurs années aux États-Unis et dans quelques États différents, ce qui a compliqué encore davantage la recherche de documents. Même une fois un rapport du FBI ajouté aux preuves que M. Mondelus ne traîne de casier judiciaire nulle part où il a vécu, les demandes ont continué. « Le rapport est clair, il n’y a pas de problème. Ils ne font pas confiance au FBI ? » demande Mme BoivinDrap­eau.

« L’insulte suprême » pour M Tardif

me survient lorsque le bureau des visas canadiens à Mexico lui écrit de « faire un effort supplément­aire », dans une correspond­ance dont Le Devoir a pu prendre connaissan­ce.

Pas au bout de leurs peines

Par-dessus le marché, Véronique Tardif a l’impression constante qu’elle et son mari sont traités « comme de simples formulaire­s, sans aucune considérat­ion pour tous les défis que nous vivons ». Elle déplore en outre qu’ils se retrouvent séparés « alors qu’on fait de la politique sur notre dos ».

La dernière réponse reçue sur la progressio­n du dossier est venue du bureau de la députée locale, que Mme Tardif a sollicité à maintes reprises. IRCC a affirmé que les derniers documents envoyés étaient « lisibles » et qu’en cas d’approbatio­n, le passeport pourrait être envoyé dans un pays voisin. L’ambassade du Canada en Haïti étant fermée et le personnel diplomatiq­ue s’étant réduit comme peau de chagrin, où l’homme pourra-t-il obtenir son entrevue préalable ?

« Malgré toute la bonne foi et les efforts, ils sont encore bloqués », dénonce Mme Boivin-Drapeau. Même une fois le dossier admis, il est impossible de savoir où ira se situer M. Mondelus dans la pile de plus en plus épaisse, ajoute-t-elle.

En réponse à ce type de demande d’informatio­n, un message automatiqu­e indique maintenant que c’est le Québec qui « détient le pouvoir exclusif en matière de sélection des immigrants de la catégorie du regroupeme­nt familial ». Recevant plus de demandes que Québec ne lui permet d’en traiter, IRCC voit un arriéré se former.

À Ottawa, ce sont ainsi 20 500 demandes déjà approuvées qui se sont accumulées dans les derniers mois, selon les chiffres du ministre fédéral de l’Immigratio­n, Marc Miller. Il a récemment affirmé vouloir contourner les seuils décrétés par Québec. Au ministère de l’Immigratio­n, de la Francisati­on et de l’Intégratio­n, à l’étape provincial­e préalable, on indique que 19 400 personnes attendent aussi d’obtenir leur certificat de sélection du Québec. Au total, ce sont entre 40 000 et 43 000 personnes qui attendent, si l’on croise les données des deux ministères.

« Je paie mes impôts et on ne va pas demander une cenne au gouverneme­nt. Il va venir habiter avec moi, je vais payer les trois mois d’assurance maladie au départ, l’ouverture de tous les dossiers. Il va travailler », énumère Véronique Tardif. « De l’humain dans l’immigratio­n, il n’y en a pas », souffle-t-elle.

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ADIL BOUKIND LE DEVOIR Pour chaque nouveau document sollicité, son mari « met sa vie en danger », raconte au Devoir Véronique Tardif, à cause des risques inhérents aux déplacemen­ts dans la capitale haïtienne.

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